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Sommaire
Volume 4, no 4
Croissance de l'emploi précaire : constats et perspectives

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Croissance de l’emploi précaire : constats et perspectives

 

Pierre Laliberté,
économiste, Bureau international du travail

 


Parmi les tendances lourdes auxquelles font face les travailleurs à l’échelle internationale, celle de la progression fulgurante du travail précaire constitue sans doute un des principaux défis. Loin de se modérer, la tendance semble au contraire s’accélérer sous l’effet de la crise.

La précarité, un temps largement confinée à l’économie informelle ou au pays en développement, se propage à grande vitesse parmi les économies avancées et même des pays à tradition social-démocrate. Dans les pays en développement, la croissance et le développement du secteur formel de l’économie ne sont plus pour les travailleurs un gage de sortie de l’insécurité : une majorité ne troquant l’informalité que pour un emploi à caractère précaire dans l’économie formelle.

Ce développement n’est évidemment pas le fruit du hasard, mais la conséquence manifeste à la fois des stratégies des entreprises et des politiques publiques visant la flexibilité du marché du travail depuis une trentaine d’années.

Étant donné l’ampleur du phénomène, il n’est pas exagéré de dire que nous sommes à un moment charnière où une grande partie du système de régulation du travail mis patiemment en place depuis le début du XXe siècle dans les pays dits avancés risque de basculer sous la pression du néolibéralisme.

Si les changements se sont surtout fait sentir pour un temps à la marge du marché du travail, sous l’effet de la crise ils risquent de devenir graduellement la nouvelle « normalité » dans de plus en plus de pays, à moins que le mouvement syndical ne réagisse avec plus de tonus qu’il ne l’a fait jusqu’à maintenant.

Le monde syndical a tout à perdre de la dualisation croissante du marché du travail entre permanents et précaires, ces derniers ayant peu ou moins d’incitatifs à joindre leurs rangs. À terme, la stratégie d’encerclement des employeurs laissera de moins en moins d’effectifs (et de légitimité) aux syndicats pour faire valoir les droits de leurs membres.

La réponse doit se faire au niveau de la négociation collective, mais également à celui de la régulation du marché du travail, afin de colmater les brèches qui permettent l’extension des formes de travail précaire. Il va de soi qu’une réponse dépendra également de notre capacité collective d’infléchir les politiques macro-économiques dans le sens du plein-emploi; une bataille qui a été largement perdue depuis plusieurs années. Dans cette bataille, l’Organisation internationale du travail pourra jouer un rôle en facilitant le développement de normes.

Travail précaire : un concept à opérationnaliser


Plusieurs définitions ont été données du travail précaire, certaines plus exhaustives que d’autres. Arne Kalleberg, par exemple, offre une telle définition de la précarité en parlant « d’emplois qui sont incertains, imprévisibles et risqués du point de vue du travailleur [1]». Déjà, il y a plus de vingt ans, Rodgers et Rodgers [2] offrait une définition qui comportait quatre dimensions : l’incertitude quant à la possibilité de conserver un emploi; la faible maîtrise (individuelle ou collective) des conditions de travail, du salaire et du rythme du travail; un accès limité à la protection légale et aux protections sociales; et une faible rémunération. 

La précarité se manifeste notamment par la prolifération des statuts d’emplois qui exacerbent les différentes dimensions. Cette diversité a parfois compliqué la tâche de s’entendre sur l’ampleur du phénomène. Bien que certains statuts d’emplois, tels les contrats à durée déterminée (CDD), semblent bien en capturer la réalité, ce serait une erreur de réduire le phénomène à une ou des catégories d’emplois car la tendance à la précarisation affecte même les emplois dits « standards », i.e. les contrats d’emplois à durée indéterminée (CDI).

Au-delà des CDD, l’emploi intérimaire, le travail pseudo autonome (pseudo dans la mesure où les travailleurs sont dans une relation effective de dépendance avec un employeur), le travail journalier sont autant de formes que prend le travail précaire aujourd’hui.

Toutefois la prolifération de nouveaux statuts d’emplois, qui ne s’inscrivent pas dans la relation d’emploi dite standard, remet directement en question l’échafaudage juridique construit depuis un siècle pour protéger les travailleurs. Les normes internationales du travail elles-mêmes sont basées sur les prémisses de l’existence d’une relation d’emploi traditionnelle. Il en va de même pour les bases du mouvement syndical qui s’est largement bâti sur cette relation d’emploi.

C’est pourquoi la majorité des études utilisent certaines catégories d’emplois comme raccourci conceptuel pour capturer statistiquement le phénomène. Mais même ici, un problème de taille demeure, car la grande majorité des agences statistiques de par le monde ne mesurent pas systématiquement les différentes catégories d’emplois… Et comme d’habitude, le problème est particulièrement grand dans les pays en développement.

Mesurées de cette façon, les tendances sont évidentes et lourdes. Dans les pays de l’OCDE, alors que l’emploi salarié a crû de 21 % de 1985 à 2007, l’emploi temporaire augmentait de 55 %. Cette croissance était d’autant plus prononcée au sein de l’Union européenne où elle se chiffrait à 115 %. Les emplois à durée déterminée y ont donc constitué près du tiers de tout l’emploi créé pendant cette période [3]. Qui plus est, ces statistiques constituent une sous-représentation de la réalité, car elle n’inclut ni les emplois à temps partiel non désiré, ni les pseudo-emplois autonomes, ni même beaucoup d’intérimaires qui, sondés, déclarent souvent avoir des emplois à durée indéterminée…

Dans les pays en développement, les statistiques plus partielles permettent quand même de tracer un tableau de la situation. Alors que la croissance de la première décennie des années 2000 s’est traduite par une diminution de l’emploi autonome, appelé « vulnérable » par le BIT, l’emploi salarié que le remplace apparaît non moins précaire.

Ainsi, la Chine a bâti son expansion sur la base de contrats à durée déterminée (ainsi que sur une segmentation éhontée du statut de migrant interne). En 2005, pas moins de 70 % des emplois étaient en CDD, dont 80 % avaient une durée de moins de trois ans. Une nouvelle loi a été votée en 2008 pour pallier ce phénomène en forçant la conversion d’un CDD en CDI après dix ans d’emploi continu. Toutefois, la presse d’affaires rapportait en 2012 que le nombre de travailleurs intérimaires avait doublé depuis 2008, passant de 30 millions à 60 millions de travailleurs… avec des perspectives d’un autre doublement de ce chiffre d’ici 2015 !

L’Inde, autre important bassin de travailleurs, accorde en principe à ses travailleurs de meilleures protections juridiques. Malheureusement, la loi est régulièrement contrecarrée par la sous-traitance. Ainsi, dans le secteur manufacturier formel, ce type d’emploi a crû de 13 % de l’emploi total en 1993 à 30 % en 2006-2007. Les chercheurs qui ont fait du travail sur le terrain s’entendent pour dire que ces pourcentages sous-estiment grandement la réalité.

En Amérique latine, une autre région économiquement dynamique dans la dernière décennie et qui a été largement sous l’égide de gouvernements plus progressistes, aurait connu pour sa part une augmentation de l’emploi salarié de 2002 à 2007, celui-ci passant de 54,6 % à 57,6 %. Cependant, la part des CDD dans cet ensemble aurait elle aussi légèrement augmenté.

Précarisation de l’emploi : conséquences


La recherche sur les incidences des statuts d’emploi précaires donne des résultats sans appel : ils se traduisent presque universellement par des salaires et conditions de travail inférieurs, un accès plus limité aux protections sociales (qu’elles soient fournies par les employeurs ou par l’État), des possibilités de formation professionnelle réduite et des risques aggravés au niveau de la santé et de la sécurité au travail.

Les tenants de la flexibilité de l’emploi diront que ces statuts répondent à des besoins des travailleurs eux-mêmes en matière de flexibilité du temps de travail ou d’avancement de carrière, mais la réalité est de façon générale que les travailleurs continuent d’aspirer à une sécurité économique qui passe le plus souvent par une stabilité de l’emploi. Une étude basée sur les résultats de l’Enquête européenne sur les conditions de travail démontrait que pour cette région, la sécurité d’emploi demeurait toujours le facteur le plus important sur le niveau de satisfaction au travail (Tangian, 2007).

Par ailleurs, on observe, à partir des données d’Eurostat, que le caractère « volontaire » du choix d’un contrat temporaire augmente au fur et à mesure que les disparités dans les conditions de travail entre CDD et CDI s’estompent, ce qui n’étonnera personne…

L’adhésion syndicale est une des victimes collatérales de la prolifération des catégories d’emploi précaire. D’une part, parce qu’elle est souvent programmée pour justement éviter la syndicalisation ou la couverture par une convention collective; et d’autre part, parce que l’intérêt pour les travailleurs précaires à se joindre à une organisation syndicale est diminué du fait de leur attachement plus marginal à un milieu de travail ainsi que leur plus grande vulnérabilité face à l’employeur.

Il va s’en dire qu’il s’agit là d’un défi direct pour les organisations syndicales que nombre de syndicats prennent maintenant au sérieux. La réponse syndicale est évidemment aussi variée que les circonstances le sont elles-mêmes.

Car en dépit de son apparente universalité, le phénomène se manifeste de façon singulière dans chaque pays selon sa situation propre, son cadre réglementaire et ses institutions. Le rapport de force que le mouvement syndical possède avec le patronat et les gouvernements jouent sur cette question comme pour d’autres un rôle clé.

Causes multiples et connues, mais…


Pour combattre la tendance, il faut d’abord en connaître les causes. Or si celles-ci sont depuis longtemps assez bien identifiées, l’interaction entre les différents moteurs du phénomène rend la tâche ardue.

D’abord, il est clair que le programme de libéralisation économique tous azimuts enclenché depuis les années 1980 a donné au nouveau cadre amenant vers la précarisation de l’emploi. L’exacerbation de la concurrence a servi de leitmotiv permanent aux employeurs pour justifier de nouvelles formes de pratiques pour se donner davantage de flexibilité dans la gestion de leurs effectifs et demander que les pouvoirs publics assouplissent la réglementation.

Aidées en cela pour les nouvelles technologies, les stratégies des grands employeurs ne visent pas simplement la réduction des coûts et plus de flexibilité à la marge, mais le transfert généralisé du risque vers les travailleurs, les gouvernements et leurs propres sous-traitants tel qu’on peut le voir dans les grandes chaînes mondiales d’approvisionnement.

Cette tendance généralisée à l’externalisation se reflète nettement dans la redéfinition des « missions » d’entreprises qui se réduisent souvent au strict minimum et qui visent à externaliser de plus en plus d’activités…

Les États-Unis, ayant pourtant une des réglementations du marché du travail les plus souples parmi les économies avancées, du fait notamment de la prédominance de la doctrine de l’emploi de gré à gré, ont été l’incubateur de ces nouvelles stratégies de ressources humaines et de sous-traitance, en grande partie dans le souci de se soustraire à la syndicalisation. Ces pratiques se sont rapidement « mondialisées » et sont devenues pour une grande proportion des multinationales la philosophie convenue.

Un exemple parmi tant d’autres de cette stratégie est le cas du chocolatier Hershey qui a fermé une usine syndiquée à Palmyra en Pennsylvanie pour la rouvrir subséquemment avec du personnel non syndiqué. Alors que le syndicat cherchait à resyndiquer la boîte, l'entreprise a sous-traité une grande partie de ses activités à une firme (Exel), qui a elle-même sous-traité le recrutement des employés à SHS Staffing Solutions, un firme d’intérim, qui a à son tour sous-traité le recrutement au Council for Educational Travel, USA qui a fourni une main-d’œuvre constituée d’étudiants étrangers soumis à des conditions de résidence strictes (une situation qui s’apparente beaucoup au programme de travailleurs étrangers couramment en vigueur au Canada). Résultat : le travail était désormais exécuté par des étudiants étrangers payés au salaire minimum, mais qui devaient en plus payer eux-mêmes les intermédiaires pour avoir le privilège de le faire [4]… 

Une deuxième cause est certes le discours dominant sur les politiques publiques de promotion de la croissance et l’emploi. À l’instar des stratégies d’entreprises, celui-ci a changé dans les années 1980 avec l’abandon des politiques keynésiennes de plein-emploi par la demande et leur remplacement par des politiques de l’offre essentiellement focalisées sur le besoin d’assouplir la réglementation du travail. Si le plein-emploi n’était pas au rendez-vous, il ne s’agissait désormais pas non plus d’une inadéquation de la demande globale, mais le symptôme de rigidités sur le marché du travail qui empêchaient ce marché d’atteindre son point d’équilibre (point de plein-emploi par définition…).

L’OCDE, la Banque mondiale et le FMI ont joué des rôles clés dans l’articulation de ce discours économique et dans la promotion des politiques de déréglementation, notamment par la publication des Jobs Study [5], de Doing Business et par l’intermédiaire de leurs rapports récurrents sur l’évolution des politiques dans chaque pays.

Les prescriptions mises de l’avant sont désormais bien connues : mesures pour accroître la flexibilité du marché du travail comme la réduction des taxes sur la main-d’œuvre, la remise en question de la sécurité d’emploi par la réduction des contraintes pour les licenciements, la facilitation de la création d’emplois temporaires, le maintien du salaire minimum à des bas niveaux ainsi que la réforme des programmes d’assurance-chômage afin d’en restreindre l’accessibilité et les bénéfices et de motiver davantage les chômeurs à travailler.

Plus récemment, l’OCDE et la Banque mondiale ont reconnu certaines des conséquences délétères de ces politiques, notamment la dualisation croissante des marchés du travail et les inégalités qu’elle génère. Mais de façon perverse, cela permet du même souffle à l’OCDE de se faire l’avocate d’un nivellement par le bas en recommandant que les CDI soient rendus plus flexibles…

La réponse politique courante à la crise économique, particulièrement en Europe, montre que ce discours n’a pas perdu en force, bien au contraire. Bien que l’origine de la crise économique et des finances publiques n’ait eu strictement rien à voir avec le marché du travail, les politiques de déréglementation du marché du travail, codées sous l’appellation de « réformes structurelles », sont au cœur des recommandations des organismes internationaux et de la réponse des pouvoir publics. Les origines de la crise ont beau être ailleurs, le salut passera toujours par des purges expiatoires des règles du marché du travail…

Quelles stratégies pour le mouvement syndical?


Paradoxalement, le focus sur la question de l’emploi que le mouvement syndical appelle de tous ses vœux depuis 2008 se métamorphose devant ses yeux en marche forcée vers les réformes structurelles et à terme à davantage de précarité.

Le groupe des employeurs à l’Organisation internationale du travail ne s’y trompe pas : il réclame qu’en ces temps de crise, l’emploi devienne la priorité ultime de l’OIT! Tout en spécifiant bien entendu que la seule façon d’y arriver est de réduire les contraintes pesant sur les « créateurs de richesse ».

La bataille pour le mouvement syndical est d’autant plus difficile qu’elle s’inscrit donc dans un contexte de crise propice au chantage patronal et aux concessions. Mais également parce que les politiques de réformes structurelles s’inscrivent dans la logique même de l’écosystème savamment créé par le néolibéralisme. Les syndicats français en font l’expérience : la sortie de la crise proposée par le gouvernement socialiste passe désormais – en partie – par un ajustement vers davantage de flexibilité. Il en va de la compétitivité du pays dans une Europe libéralisée et une économie mondialisée…

À terme, le mouvement syndical, déjà en retraite presque partout dans le monde dans ses effectifs et dans sa capacité de représenter les travailleurs, pourrait voir sa légitimité de plus en plus remise en question du fait d’une dualisation croissante du marché du travail entre « insiders » et « outsiders », dualisation qu’il tente lui-même tant bien que mal d’endiguer…

Cela est d’autant plus vrai que la dualisation renvoie souvent face à face des travailleurs de générations différentes, d’appartenances ethniques différentes, sans parler des différences de genre qui ont toujours été à la base de la segmentation du marché du travail.

La bataille en sera donc une de longue haleine et elle demandera de l’action convergente à tous les niveaux.

Sur le plan de la négociation collective et du recrutement, les syndicats devront s’atteler à déjouer les tactiques de division des travailleurs. Cela passe par l’inclusion dans les unités de négociation des travailleurs précaires, l’endiguement de la sous-traitance ou de l’intérim pour motifs non fondés ainsi que l’égalité de traitement entre différentes catégories de travailleurs.

Il est clair que certains systèmes de négociation collective – intersectoriel ou multi-employeurs – permettent de mieux contrôler les différences de traitement entre CDI et CDD ou encore entre le travail fait à l’interne et celui donné en sous-traitance [6]. Une réflexion s’impose sur ces questions, même si elles peuvent remettre en question des façons établies de faire.  

De même, la difficulté de négocier avec les « vrais » employeurs dans les relations de travail dites « triangulaires » (en sous-traitance) oblige les syndicats à considérer de nouvelles méthodes d’organisation afin de mettre de la pression sur les véritables décideurs économiques. Des organisations de type communautaire émergent donc pour rassembler les travailleurs et les membres de la collectivité et ainsi permettre une médiatisation de leur bataille et la création d’une pression économique et politique plus large sur les « donneurs d’ordre ».

De même, les fédérations syndicales internationales ont mis à profit les accords-cadres avec les multinationales ainsi que les Principes directeurs de l’OCDE pour renvoyer les « donneurs d’ordre » à leurs devoirs. Les Principes de l’OCDE comprennent désormais les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (Ruggie) qui demandent aux entreprises de « faire preuve de diligence raisonnable dans le domaine des droits de l’Homme». Il s’agit là de leviers incomplets mais importants pour intervenir dans les grandes chaînes mondiales d’approvisionnement.

Si l’établissement de stratégies de syndicalisation des travailleurs précaires est un passage obligé pour les syndicats, le salut passe également par l’instauration d’un cadre réglementaire plus contraignant pour endiguer l’hémorragie.

Déjà plusieurs juridictions ont mis en place des protections pour les travailleurs précaires. Celles-ci sont de plusieurs ordres :
• règlements pour restreindre l’utilisation des contrats à court terme selon la durée ou les motifs invoqués par les employeurs;
• règlements visant à réduire les incitations économiques au recours au travail précaire en le rendant plus onéreux, soit en garantissant un parité salariale ou en octroyant une prime aux travailleurs précaires;
• règlements visant à conférer aux entreprises utilisatrices de travailleurs intérimaires des responsabilités d’employeurs sur certaines questions liées aux conditions de travail ou encore s’il y a délinquance de l’agence privée.

Au niveau supranational, l’Union européenne a mis en place des directives visant à régulariser l’emploi à temps partiel et l’emploi à durée déterminée.

Finalement, il va également de soi que le découplage des avantages sociaux et lieu d’emploi serait aussi un pas dans la bonne direction dans la mesure où il permet théoriquement l’accès à ces avantages à toutes les catégories de travailleurs, ainsi qu’une meilleure portabilité et un meilleur partage de risque.

Un rôle renforcé pour l’OIT?


L’OIT a ici un rôle central à jouer en tant que promoteur d’un « nivellement par le haut ». À première vue, étant donné la pression vers le bas exercée par les forces du libéralisme économique, on aurait tendance à penser que le rôle de l’OIT, comme chien de garde des normes de « bonne conduite », n’en serait que plus légitimé.

Or il n’en est malheureusement rien et il y a fort à faire à ce chapitre.

En effet, bien que l’appareil normatif actuel du BIT couvre en principe tous les travailleurs [7], de façon générale il se révèle souvent inadapté pour protéger les travailleurs précaires.

L’inégalité de traitement entre travailleurs permanents et travailleurs précaires ne constitue pas une « discrimination » selon les termes des conventions C-100 et C-111, car ces dernières font référence à la discrimination fondée sur le sexe ou sur l’origine ethnique ou sociale. Une inégalité de traitement due à des différences dans les contrats de travail n’est donc pas contestable en tant que telle auprès des instances de l’OIT.

De même, lorsqu’il s’agit des normes sur les libertés syndicales et la négociation collective (C-87 et C-98), bien qu’elles s’appliquent en théorie à tous les travailleurs (intérimaires et « faux » travailleurs autonomes inclus), la réalité sur le terrain fait en sorte qu’elles ne peuvent pas être mises en application. Évidemment, cela n’est pas fortuit, car il en va de l’intention même de l’employeur dans l’adoption de ces pratiques.

L’appareil normatif existant n’est cependant pas dénué de possibilités. Il existe par exemple un certain nombre de normes qui s’adressent spécifiquement à certaines catégories de travailleurs précaires telles que les conventions sur les travailleurs migrants, celle s’appliquant aux personnes handicapées, la convention sur le travail à temps partiel, sur le licenciement, sur les agences d’emploi privées et sur la protection de la maternité. À cela, on peut ajouter la dernière convention adoptée sur les travailleurs domestiques.

La convention sur les agences d’emploi privées (C-181) demande par exemple que des mesures soient prises pour s’assurer que les travailleurs d’agences privées ne soient pas privés de leur droit à la liberté syndicale et à la négociation collective. Elle demande en outre que les États clarifient les responsabilités respectives des agences d’emploi et des entreprises utilisatrices.

La convention sur le licenciement (C-158) réclame que les États prévoient des garanties adéquates pour contrer le recours à des contrats à durée déterminée pour éluder la protection offerte par la convention.

Quant il s’agit de ces conventions, le problème tient généralement au faible taux de ratification qui ne permet pas de recours.

Face à ces lacunes, trois stratégies complémentaires s’offrent aux syndicats : la première consiste à faire connaître les plaintes à la Commission d’experts pour l’application des conventions et des recommandations et au Comité de la liberté syndicale de l’OIT afin de créer une « jurisprudence » plus favorable aux travailleurs; la seconde, à travailler à l’enchâssement des normes plus efficaces pour protéger les travailleurs précaires. La troisième piste va tellement de soi qu’elle ne devrait pas être évoquée : faire de la ratification des conventions de l’OIT une plus grande priorité.

Déjà un certain nombre de plaintes [8] a été reçu et discuté par la Commission concernant le droit à la liberté syndicale. Les cas les plus parlants ont traité du déni des droits découlant du recours à la sous-traitance chez Hyundai en Corée (cas 2602, 2006) et chez Coca-Cola en Colombie (cas 2556, 2008) et ont mis les gouvernements concernés en demeure d’adopter des mesures correctives. 

En général, s’ils ne sont pas toujours couronnés de succès, les cas entendus ont permis à la Commission d’experts de l’OIT de faire valoir dans ses rapports les insuffisances dans l’appareil normatif et de faire des recommandations.

Les lacunes existantes ont été mises en relief lors d’un symposium tenu en 2011 à l’OIT à l’initiative du Bureau des activités pour les travailleurs et en collaboration avec le Conseil syndical mondial. Constatant l’érosion croissante des droits syndicaux liée à la montée du travail précaire, les participants ont mis de l’avant un certain nombre de recommandations dont l’ajout de nouvelles normes visant à mieux protéger les travailleurs.

Une proposition à cet effet pourrait notamment reprendre les axes suivants [9]:
• le principe selon lequel les CDI doivent rester la règle;
• l’établissement de critères visant à définir la relation de travail, et la notion de responsabilités conjointes dans les cas de relations triangulaires;
• l’établissement d’une présomption légale d’existence d’une relation de travail;
• la règlementation du recours aux CDD ou du travail intérimaire par l’établissement de critères objectifs;
• le principe de l’égalité de traitement entre différentes catégories de travailleurs;
• l’interdiction du recours aux CDD ou au travail intérimaire pour des activités dangereuses;
• l’établissement d’un droit pour les travailleurs de choisir l’endroit où ils veulent exercer leurs droits de négociation.

Dans le contexte politique actuel, il va sans dire que l’établissement d’une nouvelle norme de ce type serait anathème pour les employeurs et qu’ils s’y opposeraient avec la plus grande des énergies. À l’heure actuelle, les employeurs n’acceptent même pas la mention de l’expression « travail précaire » dans les documents du BIT arguant qu’il s’agit là d’un concept « non scientifique… »

Il y a donc un travail de pression politique et d’éducation considérable à faire en amont. Cela est notamment le cas concernant la doctrine du bien-fondé de la flexibilisation du marché du travail si chère à plusieurs organisations multilatérales.

Si l’expérience des trente dernières années fait foi de quoi que ce soit, c’est qu’il ne faut plus attendre qu’un débat raisonné sur la validité des prescriptions de ces agences amène des changements dans leurs recommandations. Ces dernières sont demeurées trop souvent aveugles aux effets négatifs de leurs conseils et généralement incapables de penser autrement.

Le changement viendra indéniablement d’une « remoralisation » de la question des relations de travail et de la capacité pour les syndicats de mobiliser les travailleurs précaires eux-mêmes dans l’amélioration de leurs conditions de vie. Une dualisation continue du marché du travail signera à terme la marginalisation du mouvement syndical lui-même.

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1 Kalleberg, Arne L. (2009) : « 2008 Presidential Address : Precarious Work, Insecure Workers : Employment relations in Transition, » American Sociological Review, 74, 1-22.
2 Rodgers, G. et Rodgers, J. (1989) : Les emplois précaires dans la régulation du marché du travail. La croissance du travail atypique en Europe de l’Ouest (Genève, BIT). 
3 Les chiffres ci-dessus sont extraits de Politiques et réglementations visant à lutter contre l’emploi précaire, document élaboré par ACTRAV du BIT pour le colloque d’ACTRAV sur le travail précaire du 4 au 7 octobre 2011.   
4 Rossman, Peter (2013) : « Instaurer des droits dans le système des emplois jetables », in Journal international de recherche syndicale, Vol. 5, No. 1 (Genève, BIT).
5 OECD (2006) : Boosting Jobs and Incomes : Policy Lessons from Reassessing the OECD Jobs Strategy, OECD Publications and Information Centre.
6 Hayter, S. et Ebisui, M. 2013. « Négocier la parité pour les travailleurs précaires », in Journal international de recherche syndicale, Vol. 5, No. 1 (Genève, BIT).
7 C’est ici particulièrement le cas des normes dites fondamentales : C-29 sur le travail forcé (1930); C-87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1949); C-98 sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949); C-100 sur l’égalité de rémunération (1951); C-105 sur l’abolition du travail forcé (1957); C-111 concernant la discrimination (emploi et profession) (1958); C-138 sur l’âge minimum (1973); C-182 sur les pires formes de travail des enfants (1999). 
8 Vacotto, Beatriz (2013) : « Les travailleurs précaires et l’exercice de la liberté syndicale et de la négociation collective : un examen de la jurisprudence actuelle de l’OIT », in Journal international de recherche syndicale, Vol. 5, No. 1 (Genève, BIT).
9 Demaret, Luc (2013) « Normes de l’OIT et travail précaire : points forts, lacunes et potentialités », in Journal international de recherche syndicale, Vol. 5, No. 1 (Genève, BIT).
 

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Mutation du travail et renouvellement du syndicalisme
juin 2013
Compte tenu des nouvelles réalités du monde du travail, le mouvement syndical doit s'interroger sur sa pertinence pour l'avenir. Comment travailler avec les groupes qui oeuvrent dans les secteurs atypiques et auprès des non-syndiqués pour reconstruire un contre-pouvoir et une légitimité renouvelée ? Quelles formes d'organisation seraient susceptibles de répondre aux enjeux actuels ? C'est de cela que traitera ce numéro.
     
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