Pub 2017

pub fondaction

 


 

Sommaire
Volume 7, no 1
Les enjeux de la santé-sécurité du travail et les conditions de l'inclusion

Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici

Les enjeux de la santé-sécurité du travail et les conditions de l’inclusion [1]


 Daniel CÔTÉ, Danielle GRATTON, Sylvie GRAVEL et Jessica DUBÉ [2]

 

Introduction


À chaque année au Québec, un grand nombre de travailleurs reçoivent des indemnités après avoir subi une lésion professionnelle. Ces lésions sont coûteuses sur le plan humain pour le travailleur qui assume une perte de salaire et une perte de jouissance de la vie. Les coûts sont aussi élevés pour l’employeur qui assume les frais médicaux et les indemnités, et qui, ultimement, doit aussi engager d’autres frais pour le recrutement de nouveaux employés et leur formation. Cela sans compter l’effet des absences prolongées sur la productivité, les réorganisations du travail et les dynamiques internes des milieux de travail. Enfin, les coûts financiers et humains d’une lésion professionnelle sont assumés, non seulement par les travailleurs et les employeurs, mais aussi par la collectivité. Dans ce dernier cas, il faut penser en terme d’impôts non perçus et d’un manque pour les cotisations de la Régie des rentes du Québec (RRQ), sans compter le poids qu’une lésion professionnelle représente pour les familles et l’entourage immédiat.

Au Québec, comme dans les autres juridictions provinciales, l’indemnisation des lésions professionnelles et leur réparation sont assurées par une commission des accidents de travail qui équivaut à une compagnie d’assurance publique et qui tire ses revenus de la contribution des entreprises qui participent à ce régime. Au Québec, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) est chargée d’appliquer la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP). Pour l’année 2011, 92 641 dossiers ont été ouverts et indemnisés par la CSST qui a versé plus de 860 millions de dollars en frais médicaux, en réadaptation et en indemnités de toutes sortes (remplacement de revenu, décès, dommages corporel) (CSST 2014). L’évaluation de ces coûts est une bonne mesure incitative pour amener les employeurs à investir dans des mesures de prévention et inciter les gouvernements à poursuivre les efforts consentis depuis des années pour réduire les lésions professionnelles et en limiter les effets néfastes sur la collectivité. Bien que la grande majorité des travailleurs et des travailleuses aient un accès légal au régime de santé et sécurité du travail, des défis apparaissent dans le contexte de la transformation actuelle du travail et des grandes tendances sociodémographiques que connaît le Québec d’aujourd’hui.

Contexte de travail et SST


En effet, la société québécoise accueille annuellement près de 50 000 nouveaux arrivants. Ces nouveaux arrivants rêvent d’un avenir meilleur ou fuient des conditions de vie insupportables (guerre, conflits sociaux, dictatures, famine, crise environnementale, etc.) en tentant d’intégrer un marché du travail compétitif et qui connaît une profonde transformation. Cette transformation découle d’une modification des processus de production et des modes de gestion qui ont des impacts directs sur la composition de la main-d’œuvre : augmentation de travailleurs indépendants, recours à la sous-traitance et au travail intérimaire ou contractuel. Cette transformation est également marquée par une intensification du travail, l’allongement du temps de travail et le cumul des heures non rémunérées, l’absence d’un lien d’emploi et l’éclatement des collectifs de travail sur un même lieu de travail. Les nouveaux contextes de travail exigent flexibilité, dynamisme (motivation, efficacité, polyvalence), autonomie, créativité, mais ils sont aussi la source d’une surcharge au plan physique et émotionnelle qui entraîne une augmentation du stress au travail, notamment, et de l’épuisement professionnel. En bref, les nouvelles formes du travail dans les sociétés capitalistes occidentales engendrent de nouvelles formes de précarité, pour ne pas dire un cumul de précarités (intensification du travail, surexposition, flexibilité, heures irrégulières, absence de lien d’emploi, etc.). Évidemment, la précarité ne se termine pas après la période d’établissement puisque certains problèmes de la SST peuvent avoir un impact sur les familles immigrantes à travers plusieurs générations.

SST et travailleurs immigrants


Premièrement il est important de rappeler qu’il n’est pas possible d’obtenir d’information sur les travailleurs immigrants et la SST puisque les indicateurs ethnoculturels, ethnolinguistiques et d’origines nationales ne sont pas pris en compte à la CSST, ni ailleurs dans les autres institutions provinciales canadiennes. Néanmoins, il existe une littérature scientifique, ici comme ailleurs, qui s’est penchée sur la question de la SST et les travailleurs immigrants. Elle montre que cette catégorie de la population active est plus souvent sujette au cumul de précarités [3]. Dans son Plan stratégique 2010-2014, la CSST estime que près de la moitié des travailleurs montréalais touchés par une lésion professionnelle seraient issus de l’immigration ou des groupes ethnoculturels. Bien que ces estimations ne tiennent pas compte du phénomène de la sous-déclaration qui toucherait plus particulièrement les travailleurs immigrants, elles montrent une nette surreprésentation de cette catégorie par rapport à son poids relatif dans la population montréalaise puisqu’elle représente environ 35 % de la population locale. Ceci veut dire que les préoccupations exprimées à l’égard de ces populations ne sont probablement pas exagérées.

Malgré les dispositifs légaux qui soutiennent l’égalité de droits en matière d’accès aux services de santé et services sociaux et en matière d’accès au régime d’indemnisation et de réadaptation au travail, ces travailleurs sont aux prises là aussi à des barrières linguistiques et culturelles qui peuvent rendre l’accessibilité et la relation thérapeutique plus difficile. Ces contraintes posent aussi un défi pour une réinsertion au travail saine et durable. Dans cet article, nous nous attarderons aux mécanismes en jeu pour montrer comment se construisent ces nouvelles précarités qui caractérisent le monde actuel du travail et celui de la prise en charge des travailleurs immigrants blessés au travail. Ce faisant, nous poserons la problématique des conditions d’inclusion socio-économique dans les contextes pluriethniques.

Les conditions de l’inclusion


Quand on étudie les conditions de l’inclusion sociale et professionnelle des personnes immigrées, il est primordial de le faire à partir de l’acte à poser et de son accomplissement dans la réalité. Selon Michel Mercier, professeur émérite au Département de psychologie de l’Université de Namur en Belgique, l’inclusion passe par un processus interactif qui doit continuellement s’ajuster aux confrontations de la réalité. Selon lui, les efforts qu’une société déploie face aux exclus dépendent de la « pitié » ou de la « peur » qu’ils suscitent, ainsi que d’une représentation du groupe en question que l’on perçoit comme « socialisable » ou non [4]. Autrement dit, ces efforts reposent sur le degré d’empathie ou de compassion ressentie à l’égard d’un groupe ou d’une catégorie donnée, ou en revanche, sur l’hostilité et la peur ressentie à son égard. Si un groupe suscite la peur en plus d’être qualifiée de « non-socialisable », il sera porté à être exclu. Ces représentations peuvent s’inverser, comme on le voit en ce moment en Europe avec les migrants libyens et syriens qui demandent l’asile. Comme on l’observe, une méconnaissance peut aussi créer une indifférence, une autre source d’exclusion. 

Sans un nouveau modèle d’analyse mieux adapté aux dynamiques actuelles du travail et des phénomènes en contexte interculturel, il est difficile, voire impossible de saisir les nouvelles formes de précarité qui s’imposent en ce moment et de mettre en place les conditions d’inclusion que requière cette réalité nouvelle. Nous observons actuellement comment notre système laisse apparaître des failles structurelles ou des vides juridiques, puisque conçu à une époque où le problème ne se posait pas de la même façon (voir Frozzini et Gratton, ce numéro), menaçant la protection des travailleurs et sous-estimant les conditions qui favorisent une meilleure interaction entre les professionnels de la santé et les travailleurs qui ont subi une lésion professionnelle.

Indemnisation et prise en charge des travailleurs immigrants qui se blessent au travail


Nous avons réalisé une étude en SST et réadaptation visant à identifier les stratégies mises de l’avant pour faciliter le processus de réadaptation et de retour au travail des travailleurs dans le contexte de la rencontre interculturelle [5]. Nous avons décrit l’expérience et la perspective de chacun pour mieux faire ressortir les contraintes et les obstacles vécus, ainsi que les facilitateurs et les besoins émergeant de ces nouveaux contextes. Pour y parvenir, nous avons rencontré tous les acteurs sociaux sollicités par ce processus :
    a. Des travailleurs accidentés et indemnisés (=5);
    b. Des agents d’indemnisation et des conseillers en réadaptation de la CSST (=15). Deux groupes de discussion ont aussi été réalisés pour valider les données obtenues. 
    c. Des professionnels de la santé des milieux public et privé (=15) impliqués dans la réadaptation au travail (physiothérapeutes, ergothérapeutes et kinésiologues); 
    d. Un représentant d’entreprise du secteur agro-industriel. 

Bien qu’en principe, les travailleurs immigrants ou issus des groupes ethnoculturels soient protégés au même titre que tous les travailleurs québécois sans égard à leur statut de résidence au Canada, ils se retrouvent souvent confrontés au phénomène de précarisation multiple qui rend l’application de la loi sur le travail plus difficile dans leur cas. Pourquoi? C’est la méconnaissance du régime de SST de notre société qui, dans un premier temps, rend difficile l’exercice de leur droit. Ils ne savent donc pas qu’en cas de blessure, ils peuvent être soignés et que leur droit de retour au travail est protégé ou encore qu’ils ont droit à un plan de réadaptation individualisé s’ils conservent des séquelles ou des limitations suite de leur accident. De plus, plusieurs travailleurs immigrants peuvent éprouver certaines craintes à déclarer une lésion professionnelle et à réclamer une indemnité. Outre le contexte de peur et d’intimidation qui peut régner dans certains milieux de travail, le phénomène de l’acceptation sociale peut pousser un travailleur venu d’ailleurs à endurer son mal le plus longtemps possible pour « faire ses preuves » ou il ne déclarera pas un accident à cause d’un sentiment de loyauté envers son employeur. À ces difficultés liées à l’accès au régime de protection s’ajoute, comme nous l’avons vu, la nature même du lien d’emploi : travailleurs étrangers temporaires (TÉT) et travailleurs intérimaires ou « d’agence » (TA). S’ajoutent également des situations personnelles : possible surqualification, manque de compétences spécifiques pour réaliser des tâches particulières ou multiples.

Finalement, peuvent survenir, à la suite d’un accident, des difficultés relatives à l’évaluation diagnostique d’une lésion. L’évaluation diagnostique repose sur un processus d’interprétation complexe (signes, symptômes, maladie/trouble) qui n’est pas universel et où l’observation directe des signes diagnostiques et l’entrevue clinique sont traversées par des facteurs dits « culturels ». Quand des barrières linguistiques sont présentes, elles peuvent poser une autre limite à cette évaluation. Il se peut alors que l’évaluation diagnostique prenne plus de temps ou qu’elle mène à un diagnostic imprécis, incomplet qui aura un effet d’entraînement sur l’ensemble du processus de prise en charge, d’assistance médicale et de réadaptation. Quand la langue est un obstacle, il est encore plus difficile d’exprimer ses craintes, ses attentes et ses émotions de manière simple, et décrire sa situation et ses besoins; la communication devient un enjeu majeur qui menace même la construction de l’alliance thérapeutique. Des études internationales ont pourtant démontré qu’une bonne communication thérapeute-patient pouvait améliorer les résultats cliniques, au même titre que l’efficacité des autres actes purement médicaux.

La SST et l’intervention en contextes interculturels


Interrogés à ce sujet, les intervenants (cliniciens, CSST) qui ont pris part à notre étude nous ont indiqué que les personnes immigrées ou issues de l’immigration peuvent représenter de 50 à 80 % de leur charge de travail. En plus du défi que représente la communication dans ces contextes, comme nous venons de le voir, l’intervention en contexte interculturel se caractérise par une augmentation du temps d’intervention qui peut, souvent, passer du simple au double d’après les intervenants interrogés. Cette augmentation s’exprime notamment, par une augmentation de la fréquence des suivis et par la durée même des interventions. Il faut prévoir plusieurs semaines pour établir un lien de confiance suffisant avant de procéder à une intervention thérapeutique. Pourtant, leur nombre de dossiers à traiter est rarement modulé selon la complexité et la caractéristique des interventions auprès des travailleurs immigrants blessés. Ainsi, à leur travail habituel s’ajoutent un accompagnement et un suivi plus « serré » et soutenu pour arriver au même résultat et répondre aux objectifs d’un programme de réadaptation au travail. Devant ces difficultés, les intervenants ressentent le besoin de développer de nouvelles compétences pour mieux répondre aux mandats institutionnels. Ce phénomène est connu dans la littérature en santé à travers le monde, il doit toutefois être encore mieux documenté.

Quand les intervenants travaillent dans un contexte interculturel – c’est-à-dire où il y a contact entre personnes venant d’horizons culturels différents – ils se butent autant à des barrières linguistiques qu’à des écarts de représentations (par exemple la notion de capacité de travail/incapacité, ou la signification du signal douloureux et son lien avec le mouvement). Évidemment, les représentations de ce type peuvent prendre des formes différentes d’une société à une autre. Dans le cas de la réadaptation et du retour au travail, un ensemble de structures opérationnelles et organisationnelles pose aussi des problèmes, car il échappe pour une large part autant aux travailleurs qu’aux intervenants. Il faut donc distinguer les représentations individuelles d’un travailleur, comme le sens du travail et le sentiment d’efficacité à effectuer une tâche donnée (liée au travail), et les éléments qui relèvent d’un autre ordre comme la marge de manœuvre qu’une entreprise peut lui offrir pour retour progressif au travail ou une modification de poste de travail. Dans le cas de ce dernier, il s’agit des réalités hors du contrôle du travailleur ou des intervenants.

Les positions sociales en regard des différences culturelles représentent finalement un autre poids dans la prise en charge des immigrants. Le doute parfois ressenti par les intervenants et les institutions quant à la pertinence de nommer les différences observées et les barrières rencontrées avec cette clientèle entraînent plusieurs conséquences. Il y a d’abord un renforcement de la croyance selon laquelle l’explicitation des différences engendrerait de la discrimination, voire un renforcement des préjugés. Ne pas en tenir compte peut toutefois limiter les espaces de discussion et d’échange consacrés à la recherche de résolution et ainsi contribuer de façon indirecte aux facteurs discriminatoires. Quand de tels espaces existent, ils laissent aux cliniciens l’impression d’étaler et de mettre au grand jour leurs « mauvaises » performances individuelles ou leurs « échecs » personnels sans qu’il y ait d’interrogation sur le rôle de l’organisation et la nécessité d’une politique institutionnelle en matière d’interventions interculturelles et d’inclusion. Ce type de perception semble d’ailleurs plus fréquent dans les cliniques œuvrant dans des secteurs plus défavorisés et multiculturels de Montréal, où la charge de travail n’a pas été adaptée aux exigences concrètes du contexte d’intervention.

C’est ce que l’on appelle des « situations paradoxales » [6] puisque ces problèmes interculturels appellent une nouvelle expertise qui n’est pas prise en charge par une organisation et qui, de surcroît, est vue comme une lacune individuelle. Ainsi, une position institutionnelle cohérente serait d’offrir le temps et les moyens nécessaires pour permettre aux intervenants de répondre aux besoins particuliers de la clientèle immigrante (éthique des soins, ordre professionnel). Cette position toutefois est difficile à tenir pour les organisations quand des contraintes (rentabilité, indicateurs de performance) limitent déjà le temps d’intervention et la latitude décisionnelle des cliniciens, surtout dans une période d’austérité fortement influencée par une pensée néolibérale. En conséquence, nos données nous indiquent que l’on fait reposer sur des intervenants une finalité organisationnelle souvent réduite aux seuls critères performatifs (quantification du rendement opérationnel sans égard à l’efficacité clinique à laquelle ils doivent aussi répondre). Nos données indiquent aussi que pour plusieurs intervenants, il n’est pas possible de mettre en place les stratégies qui à leurs yeux sont perçues comme pouvant offrir le plus d’avantages aux patients immigrants. Ce sont des mesures pourtant soutenues par une littérature internationale.

SST et nouvelles politiques managériales : un impact sur les soignants


Des recherches effectuées dans le monde entier démontrent que les services de santé doivent être adaptés aux caractéristiques et aux besoins des populations desservies. Sans cette adaptation, de nouvelles formes d’exclusion et de discrimination risquent d’apparaître très rapidement. Comme on le voit, cette adaptation semble toutefois de plus en plus compromise et difficile à réaliser dans un contexte d’implantation de nouvelles politiques managériales qui ne tiennent pas compte de la tâche à accomplir en contextes interculturels et qui ne parviennent pas, du moins pas encore, à moduler leurs systèmes d’évaluation, leur étalonnage, leurs échelles de rentabilité et leurs indicateurs de performance en conséquence (Duterme 2008, Bruère 2012). Cette modulation nous semble pourtant essentielle dans l’univers cosmopolite actuel, et ce, pour deux raisons : premièrement, le modèle interculturel sur lequel nous nous appuyons demande de tenir compte de tous les milieux dans lesquels les immigrants s’insèrent; deuxièmement, nos données empiriques nous indiquent que le modèle managérial actuel demeure un modèle « monoculturel », peu sensible à la diversité des contextes sociaux et culturels d’où proviennent les immigrants ce qui peut nuire à son efficacité. Et ceci n’est pas, non plus, sans conséquence sur la santé au travail des intervenants qui œuvrent à la SST de leurs patients.

De nouvelles mesures inspirées des théories de gestion de la production, le lean management par exemple, visent une plus grande efficacité des processus cliniques et la qualité des soins, ce qui est souhaité par tous, certes, mais ces mesures posent des problèmes quand elles enchaînent des paradoxes. Le paradoxe actuel est que pour réduire des coûts-bénéfices et à augmenter la productivité on ne tient pas compte des nouvelles réalités auxquelles est confronté le personnel médical dans les contextes pluriethniques. Le processus d’amélioration continue ne s’intéresse pas aux nouvelles conditions d’efficacité exigées par des soins aux personnes venues d’ailleurs, ce que tente de mettre en place le personnel soignant.

Les nouvelles pratiques managériales laissent bien peu de place pour voir les problèmes soulevés dans les services aux populations immigrantes (Gratton 2013). Il s’agit des problèmes qui devraient pourtant être reconnus à leur juste valeur par les organisations concernées. D’autant plus que le modèle de management actuel tend à favoriser la compétition interne et la concurrence entre établissements ou les cliniques (De Gaulejac et Hanique 2015). Aussi, cette « culture du résultat » qui demande de faire plus avec des effectifs réduits, tout en procédant d’une quantification des performances, le fait sans égards à la complexité des cas et des besoins de la population desservie.

Conclusion


Nos données de recherche mettent en évidence des pratiques managériales qui ont tendance à se répandre dans les milieux de la santé et des services sociaux. Cette approche met en conflit l’éthique professionnelle (éthos interculturel et relationnel, éthique des soins) et l’éthos managérial. L’effet « paradoxant » de ce modèle d’organisation est saisissant : d’une part, l’éthique des soins demande d’être centrée sur le client et d’autre part, il existe une injonction à se centrer sur les objectifs de « production » (par ex. : quota minimum de patients à recevoir). Les effets de cette situation peuvent se manifester dans des sentiments de désabusement, de décrochage et de désensibilisation (à la souffrance des autres). Les intervenants, du privé ou du public, qui vivent ce type de situation sont alors amenés, pour préserver leur propre santé, à se centrer sur leurs propres besoins, à se désinvestir sur le plan affectif. Cette situation est de plus en plus visible dans les secteurs de la santé, mais nous présumons qu’elle n’est pas limitée à ce secteur seulement. Le fait d’avoir à choisir entre répondre aux exigences professionnelles ou protéger leurs patients engendre des écarts qui créent des « violences innocentes » dans un monde pathogène et paradoxal (Dejours 2003).

Dans les conditions actuelles, le plus souvent, les intervenants sont laissés à eux-mêmes et ne reçoivent pas d’orientations claires de leur organisation en ce qui concerne leurs interventions en contexte interculturel. En conséquence, nous observons une surcharge de travail à la mesure du pourcentage de clientèle immigrante qu’ils desservent et la détresse psychologique qui l’accompagne et pouvant, dans certains cas, même induire un roulement anormal de personnel comme cela a été rapporté par des intervenants qui ont participé à notre étude. Tout ceci demeure hypothétique, car nous ne pouvons pas mesurer pour le moment l’ampleur des phénomènes observés puisque nos travaux, qualitatifs et principalement axés sur une approche inductive, ne nous permettent pas de généraliser nos résultats à l’ensemble de la population montréalaise.

Notre recueil de données a mis en évidence les difficultés rencontrées par les travailleurs immigrants et les intervenants. Ces derniers utilisent des interprètes, développent de nouvelles connaissances, travaillent davantage avec les familles de ces travailleurs, et tentent de s’ajuster à de nouvelles habitudes culturelles. Leurs innovations sont pourtant le plus souvent limitées par un aveuglement institutionnel dont les mesures de performance ne tiennent pas compte de nouvelles réalités interculturelles. Celles-ci peinent à être diffusées ou même reproduites puisque l’appareil administratif n’a pas de mécanismes pour en tenir compte.

Les dynamiques en contexte interculturel demandent plus de recherches afin de répondre aux questions soulevées par la conciliation des besoins d’intervention en contexte interculturel et des impératifs des nouvelles politiques managériales. Comment, en effet, mesurer les tâches prescrites et les tâches réelles dans ces conditions? Avons-nous les moyens de nos ambitions en matière d’immigration, d’inclusion et d’insertion? Nos politiques managériales sont-elles en train de torpiller nos ambitions et notre idéal de la diversité? Comment départager fatigue de diversité et fatigue de compassion? La notion de compétence interculturelle est devenue incontournable dans les sociétés occidentales contemporaines, mais cette « compétence » repose trop souvent sur l’action, l’attitude et les connaissances des seuls intervenants. Il nous apparaît donc nécessaire d’adapter aussi les pratiques managériales à cette diversification de la société et d’y développer des outils de gestion et d’évaluation qui tiennent compte de la pluralité à l’échelle organisationnelle. Dans une société qui mise sur l’immigration pour combler les besoins du marché du travail, il est de première importance de soutenir l’ensemble des intervenants (et leurs organisations) et des personnes qui agissent auprès des populations immigrantes. La compétence interculturelle est aussi une compétence organisationnelle dont l’absence comporte des conséquences. Notre étude met en évidence qu’en cette matière, la bonne volonté des uns et des autres ne suffit pas.

Bibliographie


Bruère, S. (2012). « Travail d’organisation du lean manufacturing et santé : à la source des risques. » Pistes 14(2).

CSST (2014). Dépôt de données central et régional, 2011-2014, Commission de la santé et de la sécurité du travail. Traitement : Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail du Québec (IRSST).

De Gaulejac, V. et F. Hanique (2015). Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Paris, Seuil.

Dejours, C. (2003). L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, Institut national de la recherche agronomique (INRA).

Duterme, C. (2008). Chapitre 6. Double contrainte et entreprise : contexte global, paradoxes locaux, souffrances individuelles. Dans : J.-J. Wittezaele, La double contrainte, Bruxelles, De Boeck Supérieur : 107-126.

Gratton, D. (2013). « Pratiques cliniques en réadaptation physique dans des contextes pluriethniques : vers de nouvelles compétences interculturelles. » Revue québécoise de psychologie 34(2) : 125-146.

___________________________________________________________________

 [1] Ce texte s’inscrit dans le projet intitulé « Comprendre le processus de réadaptation et de retour au travail dans le contexte des relations interculturelles » (IRSST, 2010-0037, D. Côté, chercheur principal, S. Gravel, Bob W. White, D. Gratton, cochercheurs, J. Dubé, coordonnatrice). Ce projet fait partie de la nouvelle programmation thématique Protéger et soutenir les travailleurs en situation de vulnérabilité du champ de recherche en réadaptation de l’IRSST. Il s’inscrit dans la continuité d’une recension des écrits réalisée Daniel Côté publiée dans la revue Disability & Rehabilitation en 2013, d’un article de réflexion publié dans la revue PISTES en 2014 et du projet en cours. Le format de cette revue ne permet pas de présenter l’ensemble des références bibliographiques qui a constitué la base de nos réflexions; nous référons le lecteur à ces articles pour obtenir une liste détaillée des références.
  [2] Daniel CÔTÉ, Ph.D. a, b, c, d, Danielle GRATTON, Ph.D. c, e, f, Sylvie GRAVEL, Ph.D. d, g, h, Jessica DUBÉ, M.Sc. g : a Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), b Département d’anthropologie, Université de Montréal, c Laboratoire de recherche sur les relations interculturelles (LABRRI), d Équipe de recherche METISS (Migration, Ethnicité et Interventions en santé et services sociaux) du Centre intégré universitaire en santé et en services sociaux (CIUSSS) Centre-Ouest, Hôpital juif de réadaptation (Laval, Québec), f Centre d’étude et d’intervention en relations interculturelles (CEIRI), g École des sciences de la gestion - Université du Québec à Montréal (ESG-UQAM), h Institut Santé et société (ISS).
  [3] Au Québec, notons à ce propos les travaux de Sylvie Gravel de l’UQAM portant sur le parcours d’indemnisation et les inégalités sociales de travailleurs immigrants victimes de lésions professionnelles; en Ontario, et ceux des chercheurs de l’Institute for Work & Health (IWH) comme P. Smith, A. Kosny, C. Mustard, C. Chen et E. Fuller-Thompson. 
  [4] Tiré d’une entrevue donnée par Michel Mercier à l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) mise en ligne le 22 décembre 2010
  [5] Projet de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) intitulé : « Comprendre le processus de réadaptation et de retour au travail dans le contexte des relations interculturelles » et développé par Daniel Côté, Sylvie Gravel, Bob W. White et Danielle Gratton (projet IRSST numéro 2010-0037).
  [6] La notion de paradoxe provient des travaux de l’École de Palo Alto, et plus particulièrement de l’anthropologue Gregory Bateson et du psychologue Paul Watzlawick. Une situation est dite « paradoxale » lorsque des injonctions contradictoires viennent miner la communication en plaçant le sujet dans l’obligation de répondre à deux demandes incompatibles qui le place en situation d’échec. Utilisée à l’origine dans le contexte des relations familiales, elle est utilisée aujourd’hui dans l’étude de l’organisation du travail et du management (De Gaulejac et Hannique 2015).
 

Vous lisez présentement:

 
Immigration, diversité et inclusion : où en sommes-nous ?
novembre 2015
Ce numéro de la Revue vie économique vise à engager un débat public sur la cohérence de l'action en matière d'immigration. Il ouvre cette tribune à un ensemble de chercheurs et de praticiens de divers horizons qui ont réfléchi à ces enjeux. Nous avons regroupé leurs contributions sous trois grands thèmes : l'emploi et les conditions de travail; territoire et conditions de vie; des initiatives d'insertion.
     
Tous droits réservés (c) - Éditions Vie Économique 2009| Développé par CreationMW