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Volume 1, no 2 |
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Sécurité économique des emplois et action collective : l'exemple de Heartland Labor Capital Network |
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Pour télécharger en format PDF, cliquez ici Sécurité économique des emplois et stratégies collectives :l'exemple de Heartland Labor Capital NetworkFrédéric HaninProfesseur adjoint au département des relations industrielles, Université Laval
“The pension savings of American workers should not only guarantee good pensions. They should also guarantee American workers jobs to retire from [1].” (Lynn Williams, ancien président du syndicat United Steelworkers).
La crise financière de 2008 est une des manifestations de l'instabilité du capitalisme financier basé sur la transformation des actifs économiques en titres financiers sans réglementations adaptées à cette activité de titrisation. Cette crise s'accompagne de conséquences économiques majeures pour les salariés auxquels de nombreux risques ont été transférés ces dernières années. Cet article s'intéresse à l'intervention économique des syndicats en matière de sécurisation des emplois à travers l'étude du cas de Heartland Labor Capital Network aux États-Unis.
La problématique des syndicats en matière de sécurisation des emplois aux États-Unis comporte plusieurs dimensions. Au plan macroéconomique, le modèle de croissance états-unien favorise la sécurité du capital et la flexibilité du travail. Cela suppose que le marché du travail absorbe les chocs grâce à une flexibilité des prix (les salaires), des quantités (l'emploi) et de la qualité (les conditions de travail). La réglementation fédérale du travail doit donc demeurer minimale pour que le modèle ne perde pas sa stabilité.
Au plan mésoéconomique, le développement de nouvelles industries, tout comme les restructurations, est traditionnellement le fait de groupes industriels privés qui peuvent déterminer la localisation du travail et son contenu en fonction de critères uniquement internes aux industries. L'intérêt général se manifeste surtout par l'existence de contrats publics pour les industriels, mais sans intervention au niveau du modèle d'affaires et de l'organisation du travail (à quelques exceptions récentes près). La localisation des industries en grappes a pour effet d'augmenter les inégalités sociales territoriales et les impacts des changements de la production industrielle, sans dialogue social adapté.
Au plan microéconomique, la sécurité économique des personnes s'appuie sur une hypermobilité des individus dans leur travail. Hypermobilité professionnelle, dès lors que les restructurations industrielles imposent un changement de carrière ou un retour aux études. Hypermobilité géographique, dès lors que la localisation du travail est corrélée aux stratégies des entreprises à court terme. Hypermobilité culturelle, dès lors qu'il faut toujours s'adapter aux demandes particulières des gestionnaires et des clients.
Le contexte états-unien impose donc aux syndicats et aux acteurs locaux des défis importants dès lors que le cadre législatif du travail n'est pas adapté aux enjeux économiques et financiers. C'est à l'action collective de créer des dispositifs pour offrir une certaine sécurité économique et professionnelle aux personnes qui vivent de leur travail.
L'étude de cas qui est proposée ici permet d'analyser une stratégie syndicale récente qui consiste à sécuriser le travail par une socialisation de l'investissement et un ancrage territorial fort. La socialisation de l'investissement peut prendre plusieurs formes : investissement dans les entreprises collectives (sociétés d'État ou entreprises d'économie sociale); redistribution des fruits de l'investissement par des règles fiscales ou par des règles de partage de la valeur ajoutée entre les parties prenantes; utilisation de critères d'investissement qui tiennent compte des effets induits des investissements sur les relations sociales et les communautés; création de comités d'investissement sur lesquels siègent des représentants des acteurs sociaux. C'est à la mise en oeuvre de la socialisation de l'investissement par le mouvement syndical dans un contexte territorial donné que nous nous intéresserons ici à travers l'analyse du cas de Heartland Labor Capital Network.
L'étude de ce cas sera divisée en trois parties : une première partie porte sur la dimension du réseau; une seconde partie analyse les outils d'intervention; enfin, une troisième partie discute de la portée de ce cas pour le mouvement syndical.
La structure du réseau [2]
Le réseau Heartland regroupe des organisations syndicales (United Steel Workers of America), des institutions locales (Steel Valley Authority), des universitaires (Tessa Hebb ou Theresa Ghilarducci notamment), ainsi que des organisations issues des États-Unis et du Canada. Son objectif est de faire réfléchir ses membres sur la place du travail et les retombées des choix d'investissements des fonds de pension dans la société actuelle (voir tableau 1). En effet, le réseau Heartland a été créé dans un contexte de crise économique en Amérique du Nord, principalement aux États-Unis, où de nombreuses entreprises au début des années 1990 licenciaient massivement leur personnel. Pour comprendre la nature du réseau, il faut tenir compte de toutes les dimensions de l'action collective des différents acteurs impliqués dans le réseau. C'est pourquoi nous avons inclus dans le texte les initiatives d'institutions comme la Steel Valley Authority.
Tableau 1 : Un aperçu des principales dimensions
Ces pertes d’emplois posèrent d’importantes interrogations, notamment quant l’utilisation des fonds de pension, qui se développaient rapidement. Heartland s’investit alors dans la tenue de conférences, la participation à des forums, la publication de livres et l’organisation de groupes de discussion pour évaluer l'opportunité de créer des fonds d'investissement de travailleurs, sur le modèle de l'Ontario et du Québec avec, à l'époque, comme modèle le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleuses et des travailleurs du Québec (FTQ). Les activités du réseau sont axées autour de trois thèmes à partir de 1997 : « research and policy task force, regional network task force, communication task force. » [3] Ils participent alors activement à la mise en place de financement de petites entreprises par les fonds de pension. C’est une première dans ce domaine, puisque jusqu’ici, les fonds de pension servaient principalement à financer les organisations cotées en bourse ou de grandes tailles. Ils vont donc ainsi favoriser le développement de petites et moyennes entreprises, qui ne trouvaient pas de sources de financement.
Heartland est donc créé en 1995, par « Heartland Working Group », à la suite d’un forum de discussion sur l’investissement (« Industrial Heartland Labor Investment Forum »). Ce mouvement a été initié par Léo Gérard, président du syndicat des métallos (membre à la fois de la centrale états-unienne de l’AFL-CIO et canadienne du CTC), et Thomas Croft. Après avoir reçu l’appui des syndicats, le réseau développe sa renommée et son importance, par les chercheurs qui travaillent pour eux. L’arrivée de fonds de la part de la Fondation Ford, de la Fondation Rockfeller, de Mott Foundation et McKay & Veatch Unitarian Funds leur permet de continuer leurs activités. En 1999, à la suite de la deuxième conférence organisée par le réseau, Heartland Project est renommé Heartland Network. Depuis, le réseau a principalement contribué à la réalisation de conférences qui ont donné lieu à la publication de deux ouvrages. Un premier en 2001, « Working Capital : the power of labor’s pensions », portant sur les fonds de pension en Amérique du Nord et un deuxième en 2003, « Money on the line : Workers’ Capital in Canada ».
Le réseau Heartland va sûrement connaître une nouvelle configuration structurelle avec la mise en place d'un centre sur l'investissement responsable qui vise à développer de nouveaux circuits d'investissement et de sensibiliser les fiduciaires des caisses de retraite ainsi que les adhérents aux enjeux de l'investissement responsable, notamment les emplois « verts », le logement social et les énergies renouvelables.
Le cas de Heartland montre bien qu’un réseau n’est pas une structure figée. En effet, on s’aperçoit que ce dernier a constamment revu sa stratégie, a incorporé de nouveaux membres et a restructuré le mode de fonctionnement avec la mise en place des trois axes en 1997. Sa création résulte d'un processus d'assemblage entre différentes préoccupations et différents acteurs qui cherchent à développer des complémentarités. L'organisation par projets a permis une certaine souplesse pour élaborer des partenariats.
Les travaux sur les réseaux économiques et sociaux débouchent aujourd’hui sur une théorisation des « stratégies collectives » pour prendre en compte les formes de collaboration entre des organisations qui œuvrent dans le même domaine d’activité et qui doivent développer des ressources en commun (situation de coopération hétérogène), sans préalablement avoir fait l’objet d’un processus d’institutionnalisation.
Les dispositifs d'intervention
Pour mieux comprendre l'originalité du cas de Heartland, plutôt que de tenter de mesurer directement ses impacts sur le tissu industriel et l'emploi (ce qui est souvent difficile), nous avons choisi de présenter les principaux « dispositifs collectifs » qui permettent à ce réseau de construire une action collective qui soit significative pour l’ensemble de ses membres.
Un premier dispositif porte sur le diagnostic économique pour anticiper les difficultés des entreprises et leurs impacts sur l'emploi. Ce dispositif appelé « strategic early warning network », que l'on peut traduire par réseau stratégique d'alerte anticipée, a été mis en place au sein de l'organisme Steel Valley Authority dont Thomas Croft est le directeur [4]. Il s'agit d'un réseau de sauvegarde des emplois sur un territoire donné [5], à partir de la mobilisation des ressources professionnelles et des acteurs concernés (entreprises, syndicats, propriétaires). En 48 heures, il est possible de planifier les premières rencontres pour établir l'état de la situation du milieu de travail. En 2003, le département du travail et de l'industrie de la Pennsylvanie a décidé d'élargir ce dispositif dans l'État et à l'ensemble des industries. En 2006, la grande majorité des interventions étaient concentrées dans un comté particulier, concernaient principalement le secteur manufacturier et résultaient souvent d'une intervention d'acteurs privés et sociaux (même si, depuis sa mise en place, c'est le secteur syndical qui a été à l'origine de la plupart des interventions). L'organisation a aussi développé d'autres services toujours dans le but de sauvegarder les emplois : diagnostic comptable, montage financier pour le rachat des entreprises, aide à la reprise et à la succession d'entreprises, consultation en relations du travail, amélioration de la gestion des opérations et des coûts.
Ce dispositif se justifie sur la base de deux hypothèses : une fois que la crise se manifeste, il est trop tard pour intervenir efficacement si l'on veut sauvegarder les emplois (il demeure néanmoins possible de construire des plans d'accompagnement pour les employés); il est plus efficace pour l'emploi de maintenir des emplois existants que de perdre des emplois et d'en créer des nouveaux (notamment lorsque la reconversion professionnelle est trop difficile). Il s'agit donc d'une démarche de maintien de la cohésion sociale sur un territoire pour éviter que ne se créent des poches de pauvreté pour les employés qui ont perdu leurs emplois, alors que de nouveaux emplois bien rémunérés leur sont inaccessibles.
Un second dispositif porte sur la conceptualisation des enjeux sociaux et la veille documentaire pour repérer les innovations sociales mises en place en Amérique du Nord. Heartland se distingue ainsi par l'organisation de conférences internationales et la publication de livres qui réunissent des universitaires et des acteurs du monde du travail. Ces livres constituent la synthèse des discussions et des initiatives qui ont fait l’objet d’une conceptualisation au sein des différentes commissions du réseau. En effet, rappelons-le, deux livres sont parus avec la participation active de ce réseau. De plus, un troisième livre, « Up From Wall Street : The Responsible Investment Alternative », publié en 2009, s'adresse plus particulièrement aux fiduciaires de fonds de pension et porte sur les placements alternatifs socialement responsables qui sont disponibles. En lien avec un réseau sur le capital des travailleurs de la confédération internationale des syndicats, le réseau Heartland a produit une recension des investissements ciblés à vocation économique dans le monde.
Le dispositif mis en place par Heartland pour conceptualiser des enjeux sociaux est particulièrement important dans le contexte de l'action collective aux États-Unis. Étant donné que les administrations publiques n'ont pas pour mission de mettre en lumière des enjeux sociaux, cette tâche revient aux acteurs collectifs qui doivent développer un travail en réseaux. En effet, un seul acteur n'a généralement pas l'ensemble des ressources nécessaires pour la réalisation de cet objectif. C'est la raison pour laquelle, les collaborations entre acteurs privés, fondations, organisations syndicales et institutions de recherche sont nécessaires. Au cours des années, le défi conceptuel était d'établir des liens entre l'emploi et la qualité du travail, d'un côté, et de l'autre côté, les décisions d'investissement des fonds de pension dont des représentants syndicaux siègent comme fiduciaires aux comités de retraite. Si au plan théorique, l'analyse dépend du cadre intellectuel que l'on adopte, au plan social les enjeux sont particulièrement importants. L'approche de Heartland, en lien avec l'American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), a été de documenter à la fois les impacts négatifs des choix d'investissement sur l'industrie et l'emploi (ce qu'ils appellent les 'dommages collatéraux'), et les initiatives positives d'investissements ciblés à vocation économique (appelés « economically targeted investments ») dans les domaines de l'industrie et du logement.
Le réseau Heartland a été également très actif dans le domaine financier. Il a participé à la création de fonds d’investissement régionaux. Par exemple, le fonds d’investissement régional Heartland Partnership [6] a été créé par différents acteurs de la région, des banques et des fondations notamment, pour investir dans l’économie locale, dans des régions qui connaissaient en 1995 de profondes restructurations. Ces fonds régionaux ont ensuite cherché à se faire reconnaître par le programme fédéral (des États-Unis) de certification des Community Development Financial Institutions (CDFI). Les collaborateurs du réseau Heartland sont ainsi mobilisés pour développer des circuits de financement entre les fonds de pension régionaux et les besoins économiques et sociaux des acteurs locaux. Même s'il est difficile d'établir un inventaire précis de toutes les initiatives, la création de fonds régionaux d'investissement semble être relativement généralisée. Dans la région de Pittsburgh, il a été évalué que les fonds de pension syndicaux, Taft-Hartley et ceux du secteur public, représentaient des capitaux d'environ 30 à 35 milliards de dollars. En investissant grâce à ces fonds d'investissement autour de 9,5 millions de dollars dans un projet de revitalisation urbaine pour une valeur totale de 65 millions de dollars, il a été possible de favoriser le respect de la syndicalisation sur les chantiers, de verser plus de 20 millions de dollars en salaires et de créer 325 000 heures de travail. De plus, le projet immobilier a des effets économiques externes sur le quartier en permettant à d'autres activités économiques complémentaires de se développer [7].
Le développement de larges circuits financiers pour l'investissement responsable demeure un objectif ambitieux, car cela demande de combiner des initiatives assez différentes : réforme des politiques publiques ou des règles juridiques qui président à la gestion des fonds de pension, création ou mise en réseau de fonds d'investissement ayant une expertise dans l'investissement responsable, développement d'activités économiques et sociales complémentaires pour maximiser les retombées des investissements pour l'emploi. C'est la raison pour laquelle la stratégie de fonds régionaux est souvent privilégiée, avec le risque que les bénéfices des investissements soient moindres, mais avec l'assurance que le circuit financier et économique sera effectif.
Le cas de Heartland illustre la nécessité d'exercer une action globale à tous les niveaux du circuit financier, car sans une expertise des besoins régionaux des entreprises et des communautés locales à l'aide d'outils de diagnostic, il est souvent difficile de réaliser des investissements ciblés à vocations économique ou sociale.
Les enseignements pour l'intervention syndicale
Le cas de Heartland permet de tirer plusieurs enseignements sur l'intervention économique des syndicats dans le contexte institutionnel de l'Amérique du Nord. Deux de ces enseignements apparaissent importants pour comprendre comment les syndicats peuvent construire un avenir commun pour les travailleurs, une « futurité », un ensemble d'avenirs possibles.
Le premier enseignement porte sur la conception des fonds de pension en Amérique du Nord. On retrouve généralement à cet égard deux approches : celle des régimes de pension au sens de l'acquisition de droits collectifs à un revenu différé et dont les droits sont rattachés à un statut professionnel; celle des caisses de retraite dont les fonds accumulés font l'objet de placements dans l'intérêt des cotisants et dont la réglementation est basée sur la responsabilité fiduciaire. Or, ces deux approches des fonds de pension ne sont pas immédiatement complémentaires, notamment parce que les régimes de pension sont soumis aux 'aléas' de la négociation collective et que les placements font souvent l'objet de contrats avec des gestionnaires d'actifs financiers dans le secteur privé qui n'intègrent généralement pas dans leurs décisions des critères sociaux ou environnementaux.
Dans un contexte où la régulation publique des fonds de pension est minimale, il revient aux acteurs collectifs de faire valoir des objectifs d'intérêt général. Dans ce cas, cela consiste pour les syndicats à faire la démonstration que les placements des caisses de retraite servent à soutenir le développement de l'emploi des membres (la démonstration serait relativement aisée s'il existait une caisse de retraite commune pour toute la population active, ce qui n'est pas le cas en Amérique du Nord). Le système des retraites est loin d'être un système atomisé, constitué par des entités indépendantes les unes des autres. Le tableau suivant montre que le niveau pertinent d'analyse du système des retraites en Amérique du Nord se situe au niveau des États.
Tableau 2 : Liste des 20 premières caisses de retraite aux États-Unis (2007)
Source : http://www.pionline.com/article/20080121/CHART/425492752
On compte ainsi 12 caisses de retraite du secteur public au niveau des États parmi les 20 premières en 2008 (en incluant les caisses de retraite des enseignants). À la vue du tableau, on comprend mieux pourquoi les syndicats en Amérique du Nord ont fait du contrôle du capital des caisses de retraite un enjeu majeur. Dans certains cas, les décisions reviennent à des comités sur lesquels des représentants des cotisants actifs peuvent siéger. C'est pourquoi le réseau Heartland s'adresse aux fiduciaires de ces régimes du secteur public en réalisant des publications et des études de cas d'investissements ciblés à vocation économique. Pour la région de Pittsburgh, le défi consiste à montrer comment l'investissement socialement responsable peut soutenir le développement de la grappe industrielle de l'acier qui demeure une force économique importante à l'échelle de la région si l'on tient compte des relations interentreprises sur le territoire.
Le second enseignement dans le cas du réseau Heartland est lié à l'action syndicale. Traditionnellement, les relations industrielles qui balisent l'action syndicale sont structurées autour de deux institutions : la propriété privée des moyens de production qui institue une séparation entre les propriétaires du capital et les autres détenteurs de ressources, et qui légitime la souveraineté des propriétaires dans les décisions stratégiques de l'organisation sans droits d'information ni de négociation pour les autres acteurs touchés ou concernés par ces décisions (ce que l'on appelle des externalités); l'absence d'intérêts communs entre les différentes catégories d'emplois et entre les différents lieux de production qui pourraient légitimer des mécanismes institutionnels de solidarité au moment des négociations collectives ou lors de la construction de mouvements sociaux plus larges, ce qui a eu pour conséquence de favoriser la fragmentation des formes du dialogue social en Amérique du Nord. Les formes de solidarité sont donc toujours des constructions ad hoc, souvent le fruit d'années de luttes et d'initiatives personnelles ou communautaires.
Dans le cas du réseau Heartland, on peut observer que cette conception traditionnelle des relations industrielles a été passablement renouvelée. Tout d'abord, l'information économique sur les décisions stratégiques des détenteurs de capitaux a fait l'objet d'une mise en forme à travers un dispositif de diagnostic économique, certes dans des circonstances particulières de crise anticipée, mais qui permet néanmoins des interventions collectives pour sauvegarder des emplois sur le territoire. Évidemment, on est loin d'un mécanisme juridique institutionnalisé d'information et de négociation des stratégies d'affaires des entreprises qui favoriserait une socialisation de la propriété des moyens de production, que ce soit à travers des bilans sociaux ou des sociétés d'État qui mettent en œuvre des politiques industrielles. Mais la mise en réseau des syndicats locaux sur un territoire acquiert ainsi une nouvelle légitimité dans un contexte où les activités économiques ont tendance à se polariser (elles ne sont pas distribuées uniformément sur le territoire), ce qui demande une bonne connaissance des interrelations entre les activités économiques sur le territoire pour construire ensuite une réponse politique aux enjeux industriels.
Ensuite, l'exemple du réseau Hearltand permet de faire un lien entre la conceptualisation des pratiques locales et les revendications syndicales. Il ne s'agit donc plus d'opposer la réflexivité à l'action, mais bien de comprendre leur articulation au sein de réseaux sociaux. L'action collective est ainsi une « intention en actes » [10] qui repose sur un double processus, à la fois d'échanges interindividuels, mais aussi de conceptualisation des pratiques innovantes pour être en mesure de dégager une signification générale aux pratiques locales. La construction de l'action syndicale ne peut donc être interprétée comme une adaptation des moyens (ressources individuelles et collectives) à des fins prédéterminées (imposées par le contexte social ou économique). Cela veut dire aussi que l'évaluation de l'intervention syndicale ne peut se mesurer uniquement à partir des changements externes observés (qui peuvent dépendre de bien d'autres facteurs), mais aussi, et surtout, par l'apport des stratégies syndicales à l'identité collective des membres, c'est-à-dire à la signification commune de ces interventions pour les membres et les syndicats locaux.
Enfin, l'exemple du réseau Heartland permet de réfléchir aux formes de l'action collective et plus particulièrement à la nature de la forme d’interactions en réseau. Cette forme a l'avantage de faire apparaître l'action collective comme à la fois portée par un acteur collectif (avec un nom propre : Heartland) et construite par un collectif d'acteurs hétérogènes ayant des logiques d'action différentes, mais qui construisent une action collective [11]. De ce point de vue l'action en réseau est très différente des autres formes de l'action collective, qu'elles soient plus spontanées (la marche de protestation par exemple) ou qu'elles soient plus encadrées (l'action politique). L'action syndicale est ainsi le fruit de collaborations avec des administrations locales, des organisations privées, des chercheurs universitaires et, bien sûr, d'autres syndicats, sans que la logique interne des organisations prévale. Pour le réseau Heartland, cela a été aussi une manière d'articuler une réflexion globale sur la socialisation de l'investissement avec des interventions particulières dans des industries, sur des territoires ou avec des communautés professionnelles données. Le principal défi de l'action collective en réseau demeure la difficulté à stabiliser les relations dans le temps, avec le risque que l'instabilité du collectif d'acteurs remette en cause le statut d'acteur collectif.
[1] « L'épargne retraite des travailleurs états-unien ne doit pas uniquement assurer de bonnes retraites. Elle devrait aussi garantir aux travailleurs des emplois pour qu'ils puissent prendre leur retraite. » [2] Cette partie est tirée du texte suivant : F. Hanin et C. Zwick. 2008. « Les réseaux des acteurs de l’investissement responsable : enjeux analytiques et études de cas », Cahiers de l'ARUC-ES, C-17-2008, 32 p. [3] Tom Croft et Tessa Hebb, (2003), « Collaboration between labor, academics and community activists to advance labor/capital strategies : The Origins of the Heartland Network », p. 193-218, dans Isla Carmichael et Jack Quarter, dirs, Money on the line : Worker's Capital in Canada, Canadian Centre for Policy Alternatives, 272 pages. [4] Le rapport annuel de 2007 de Steel Valley Authority présente ce dispositif; voir le site internet : http://www.steelvalley.org/main.asp?ID=20 [5] L'importance des industries existantes dans la région de Pittsburgh est analysée par Carey Durkin Treado et Frank Giarratani. 2008. « Economic Resilience, Intermediate Steel-Industry Suppliers in the Pittsburgh Region: A Cluster-Based Analysis of Regional », Economic Development Quarterly, février, p. 63-75. [6] Voir le site internet : http://www.heartlandpartnership.org/ [7] Voir le site internet : www.city.pittsburgh.pa.us/.../09_Act47_02-26-09_Pension.pdf [10] Voir Jean-Jacques Gislain. 2006. « Le processus d'innovation sociale : un cadre d'analyse institutionnaliste pragmatiste », dans P-A Lapointe et G. Bellemare, Innovations sociales dans le travail et l'emploi, recherches empiriques et perspectives théoriques, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, p. 237-274. |
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