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Sommaire
Volume 1, no 2
Qu'est-ce que la vie économique? (Partie I)

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Qu’est-ce que la vie économique? (Partie I)

 

Bernard Billaudot
Professeur émérite Université Pierre Mendès-France Grenoble

 

 

Tous les manuels ou traités d’économie commencent par une définition de leur objet qui relève du sens commun. Et l’auteur laisse le plus souvent entendre qu’elle ne pose pas de problème. Or, la réponse à la question « Qu’est-ce que l’économie? » est tout sauf évidente. La première difficulté que l’on rencontre est que ce terme désigne à la fois une partie de la vie humaine en société, en l’occurrence la vie économique, et ce savoir accumulé au fil des ans sur cette vie économique que l’on appelle la science économique, discipline des sciences sociales qui s’est autonomisée de la philosophie politique à la fin du XIXe siècle [1].

 

De plus, on ne doit pas confondre ce que l’on désigne comme étant les phénomènes relevant de la vie économique dans telle société à telle époque avec les raisons pour lesquelles on regroupe sous un même vocable tous ces phénomènes qui présentent toutefois certaines différences, c'est-à-dire avec la définition de ce qu’ils ont en commun. Désigner et définir sont deux choses distinctes. Une désignation se constate – elle est empirique. Elle est toujours floue et vague. On ne voit pas bien quel est le domaine ciblé et les limites de ce dernier ne sont pas marquées [2]. Une définition fixe la cible et délimite précisément l’objet. Elle est le fruit d’un raisonnement – elle est théorique. Ainsi, la définition de la vie économique (sa conceptualisation) met toujours en jeu le savoir sur cet objet. Et on ne voit pas comment une désignation empirique pourrait tenir dans la durée et s’imposer ainsi comme le sens commun si elle ne s’appuyait pas, si ce n’est sur une définition théorique précise, du moins sur la fusion de plusieurs sens théoriques distincts. Ce n’est donc pas, en tant que telle, la polysémie du nom « économie » ou de l’adjectif « économique » qui pose problème.

 

Si la réponse n’est pas simple à donner, cela tient aux deux constats suivants. Premier constat : le terme ne désigne pas la même chose à toutes les époques; du moins à partir du moment où il est apparu; ce fut en Grèce avec le terme oikonomia; ce terme signifie « bien gérer son oikos »l’ensemble des possessions d’un homme libre [3]. L’oikonomia, relève alors entre autres d’une logique qui consiste pour ce dernier à vendre pour acheter – vendre une partie de la production des domaines constitutifs de l’oikos pour acheter ce qui n’y est pas produit. Se trouvent ainsi exclues de l’oikonomia les activités des marchands qui achètent pour vendre en visant un gain en argent, ces activités relevant de ce qu’Aristote appelle la chrématistique [4]. Or, le champ des activités dites « économiques » dans les sociétés modernes qui voient le jour en Europe occidentale après la Renaissance comprend essentiellement des activités menées par des entreprises qui achètent pour vendre et ces dernières sont surtout des entreprises produisant des biens ou des services et non plus seulement des entreprises commerciales (spécialisées dans la revente en l’état de biens agricoles ou artisanaux). Deuxième constat: quelle que soit l’époque, on est en présence à la fois d’une diversité de façons de délimiter la vie économique et d’un savoir à son propos qui n’est pas unifié, mais au contraire divisé en diverses écoles; cette diversité est dans une large mesure la conséquence de cette division. Certes, un sens commun semble prévaloir, mais on ne peut le rattacher simplement à une approche théorique particulière, même celle qui est dominante.

 

Ainsi, ceux qui veulent aujourd’hui « repenser l’économie » en vue de changer la (ou de) vie économique [5] n’analysent pas l’objet en question de la même façon que ceux qui veulent « conserver l’économie », c'est-à-dire ne pas transformer à la fois la forme présente d’organisation de la vie économique et le savoir particulier qui permet de justifier que cette organisation est une bonne chose. Ce n’est donc pas l’économie en général que les premiers veulent changer, mais cette forme particulière que défendent les seconds, en préconisant alors la mise en place d’une « autre » forme. Un certain nombre de questions qui s’enchaînent se posent alors, même si on laisse de côté la complexité de la vie économique actuelle – la présence d’un secteur public et d’une économie sociale et solidaire – pour ne retenir que la forme dominante de son organisation. De quelle forme s’agit-il? S’agit-il de « l’économie néolibérale » qui s’est mise en place après les années 1980 avec la mondialisation et qui est entrée depuis peu dans une phase de crise qu’il paraît difficile de réduire à une simple récession généralisée? Ou s’agit-il plus généralement de cette entité que certains appellent l’économie de marché et d’autres l’économie capitaliste (ou encore le capitalisme)? Comment caractériser cette entité, dont l’économie néolibérale actuelle n’est qu’une version particulière, différente aussi bien de la version fordienne qui s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale que de la version libérale du 19e siècle? Cet économique moderne a-t-il quelque chose à voir avec la vie économique dans les sociétés traditionnelles, c'est-à-dire avec la façon dont on se la représentait alors? L’existence d’une vie économique, c'est-à-dire d’un domaine identifié d’activités et de relations dites « économiques », est-elle un fait commun à tous les genres de groupements humains dotés d’une fermeture (communautés ou sociétés) ou ne se constate-t-elle dans l’histoire humaine qu’à partir du moment où une nouvelle institution, en l’occurrence la monnaie, est actualisée par des pratiques qui assurent sa pérennité? Autrement dit, si cela a un sens de dire qu’il y a de l’économie dans tout genre de groupement humain (doté d’une fermeture), s’agit-il d’un domaine toujours identifiable au sein des activités auxquelles se livrent les membres de ce groupement ou, au contraire, d’un aspect présent dans toutes les activités humaines quelle qu’en soit la finalité? Comment penser alors une « autre économie »? S’agit-il de choisir dans une « armoire des possibles » préexistants à toute action collective transformatrice ou l’avenir en la matière est-il totalement ouvert, le « possible » n’étant que ce que cette action a effectivement rendu possible – ce qui revient à mettre l’accent dans le projet sur les motivations de l’action transformatrice, c'est-à-dire sur les valeurs qui doivent servir de référence dans la contestation des institutions qui sont constitutives de la forme d’organisation actuelle de la vie économique et dans la justification des « autres » institutions à mettre en place? Autrement dit, la vie économique (en général) impose-t-elle un champ des possibles bien circonscrit indépendamment de toute considération morale, proposition qui va de pair avec l’idée que le savoir économique est amoral, ou la façon de la définir, et donc de la délimiter, est-elle fondamentalement le produit d’un point de vue sur ce qui est bien/mal? Et si la vie économique que l’on considère est celle dont les principaux acteurs « achètent pour vendre », c'est-à-dire l’économique moderne, s’agit-il seulement de repenser et de changer la forme d’institution de cet économique ou convient-il de le supprimer?

 

Toutes ces interrogations ne sont, en fin de compte, que les multiples facettes d’une seule et même question générale : comment définir la vie économique? L’objet de cet article est de traiter des réponses théoriques qui sont ou peuvent être apportées à cette question, quitte à faire état à l’occasion de certaines désignations dans l’histoire. Les deux problématiques « classiques » en la matière sont d’abord présentées, en mettant en évidence leurs limites ou impasses respectives ainsi que l’impossibilité d’une fusion des deux, bien que le sens commun procède d’une telle fusion. Il sera ensuite [dans le prochain numéro de la Revue vie économique, NDLR] fait état d’une nouvelle problématique qui capte ce qu’il y a de positif dans chacune d’elle en levant ces limites et impasses parce qu’elle est à la fois historique, institutionnaliste et pragmatique (au sens où elle fait une place aux débats axiologiques concernant ce qui est juste et bien). On donnera aussi alors en conclusion les réponses que cette nouvelle problématique permet d’apporter aux questions qui viennent d’être listées.

 

 

Les problématiques classiques de la définition-délimitation de la vie économique : limites ou impasses

 

Adopter une problématique pour traiter d’une question consiste toujours à retenir une porte d’entrée et à fixer la démarche à suivre pour parvenir à une réponse à la question posée à partir de cette entrée. S’agissant de définir-délimiter la vie économique, les deux problématiques classiques ont comme point commun de viser une réponse générale à cette question, et non pas simplement ou seulement des réponses distinctes et indépendantes les unes des autres pour une série de genres de communautés ou de sociétés humaines. La différence entre ces deux problématiques porteuses d’une définition générale de la vie économique se comprend en prenant en compte la distinction entre forme et substance (ou matière) que l’on doit à Aristote.

 

Forme et substance (ou matière) sont deux aspects de tout objet ou phénomène observable, du plus simple (ex. : une bille) au plus complexe (ex. : un opéra, une institution sociale, la vie économique dans tel pays à telle époque). Parler d’une bille ou d’un dé, c’est s’attacher à la forme, tandis que parler d’un objet en bois ou d’un objet en acier, c’est s’attacher à la substance. Ainsi, une même forme peut contenir diverses substances (ex. : un dé en bois ou en acier) et une même matière peut être mise en forme de diverses façons (ex. : un dé ou une bille en bois) ; autrement dit, ce n’est pas la substance qui impose la forme – on dit d’une substance (ou matière) qui n’a pas durci qu’elle est informe – et réciproquement. Si cette indépendance entre forme et contenu est sans doute discutable s’agissant de certains objets complexes, il n’en reste pas moins que la distinction demeure. La première problématique classique de délimitation de la vie économique part de la forme de cette dernière, tandis que la seconde part de sa substance (ou encore de son contenu). Sens formel d’un côté, sens substantiel de l’autre [6]. Quant au sens commun, il s’agit d’une fusion de ces deux sens théoriques.

 

 

La problématique attachée à la forme de la vie économique : économiser

 

La première problématique classique est celle qui part de la forme pour définir la vie économique. Les actes, activités, pratiques ou comportements humains qui sont dits « économiques » sont tous de la même forme : la personne qui agit, seule ou avec d’autres, se préoccupe d’économiser les moyens rares à usage alternatif qu’il convient de mobiliser pour atteindre n’importe quelle fin visée [7]. Cette forme commune est donc « une disposition de l’esprit qui nous pousse à ne pas gaspiller nos ressources et à vouloir obtenir un résultat au moindre coût » [8]. Cette disposition n’implique d’aucune façon la présence d’une monnaie permettant d’évaluer les ressources dans une même unité et donc de mesurer le coût en question. Cela signifie, a contrario, qu’il existe des actes, activités, pratiques ou comportements dans la vie sociale qui sont d’une autre forme (ou d’autres formes) et qui ne sont donc pas « économiques » (en ce sens) : ils relèvent ou mettent en jeu d’autres dispositions d’esprit, par exemple pour les actes ou activités politiques la disposition d’esprit consistant à se préoccuper d’un vivre ensemble sans violence. Cette forme « économique » est à même de contenir des substances diverses, puisqu’il peut s’agir aussi bien d’une activité de chasse que du choix d’un conjoint, étant entendu que chacun de ces deux actes peut relever d’une forme « économique » ou d’une autre forme, selon la disposition d’esprit qui y préside (ex : chasser pour obtenir de la nourriture en économisant son temps/chasser pour se divertir; choisir comme conjoint un « bon parti »/choisir une personne que l’on aime).

 

La version utilitariste de cette problématique formelle de délimitation de la vie économique

 

Cette problématique formelle est déjà présente dans les premiers écrits que l’on connaît sur le sujet, tout particulièrement dans L’Économique de Xénophon (œuvre qui fut un temps attribuée à Aristote). Mais elle n’y est pas encore distinguée nettement de la seconde, dite substantielle, analysée sous peu. Tel est encore le cas chez les économistes « classiques » (Smith, Ricardo, Say, entre autres). Elle ne s’impose de façon autonome qu’avec les économistes néoclassiques. On est alors en présence d’une version utilitariste de cette problématique. La forme « économique », cette disposition de l’esprit consistant à économiser, est précisément définie dans cette version comme étant la recherche par chacun de la plus grande satisfaction apportée par l’utilisation (ou encore la consommation) des biens dont il peut disposer étant données les ressources dont il est doté. L’individu humain parvient à cette plus grande satisfaction en procédant à des échanges avec les autres dès lors qu’il réalise un gain de satisfaction dans l’échange (ex. : sa satisfaction augmente s’il échange un bien qu’il a en grande quantité et dont la consommation marginale lui apporte peu de satisfaction contre un autre bien dont il n’est pas initialement doté – ou qu’il ne produit pas avec son propre travail – et dont la consommation marginale lui apporte une satisfaction élevée; autre exemple, ce qu’il perd à louer sa capacité à travailler à un autre lui coûte moins que la satisfaction qu’il retire des biens qu’il peut acheter avec son salaire). Il ne s’agit plus simplement d’économiser, mais de gagner à échanger. La vie économique d’un groupement humain est alors essentiellement le système des échanges qui ont lieu au sein de ce groupement, ce qui n’exclut pas des échanges entre groupements (ou entre individus de groupements différents). Comme chacun choisit librement les échanges qu’il juge intéressants et qu’il recherche un gain, il est en compétition avec les autres échangistes. Cela conduit à la mise en place de marchés, le terme « marché » désignant à la fois le lieu des échanges et le lien concurrentiel entre les échangistes, qui est un mode de coordination particulier. Il peut s’agir de marchés de troc. Mais l’institution de la monnaie réduit fortement les coûts de transaction, avec la mise en place d’un marché pour chaque bien et pour chaque service productif (travail, terre, argent), marché sur lequel se rencontrent ceux qui veulent acheter et ceux qui veulent vendre ce bien ou ce service productif. Ainsi, la monnaie et le marché sont vus comme des institutions qui naissent dans et de la vie économique. La vie économique est alors une économie de marché. Cette dernière n’est pas extérieure à la société dans la mesure où son existence présuppose la monnaie et le droit (droits de propriété privée), mais elle est autonome dans son fonctionnement [9].

 

La disposition d’esprit utilitariste est qualifiée de rationalité. Il s’agit alors d’une propriété dont chaque individu est doté, dès lors qu’on analyse la vie économique (au sens formel). Le terme « rationalité » peut être employé en un sens plus large : un acte, une activité ou un comportement est dit rationnel si la signification qui lui est donnée par l’agent rend manifeste que ce dernier le rapporte à son intérêt personnel [10]. La rationalité, au sens de la problématique formelle, se présente alors comme une forme particulière de cette rationalité plus générale : elle est amorale ou encore instrumentale, ce qui signifie (i) que l’autre avec lequel on échange n’est qu’un instrument (il n’y a pas de préoccupation de justice entre les êtres humains) et que l’on ne se pose aucune question d’ordre moral (est-ce bien ou mal?) concernant les moyens que chacun mobilise pour atteindre la fin qu’il poursuit (à savoir le maximum de satisfaction).

 

La nouvelle version utilitariste néolibérale

 

La définition-délimitation de la vie économique qui vient d’être présentée ne tient toutefois que si on se limite aux biens privés. Un bien privé est à la fois rival – sa consommation (au sens d’utilisation) par l’un interdit qu’un autre puisse le faire – et excludable – dès lors qu’il est produit, on peut attribuer sa consommation-utilisation à une personne (physique ou morale) particulière. En effet, seuls les biens privés peuvent faire l’objet d’échanges marchands (au sens défini ci-dessus). Ce ne peut être le cas pour les biens publics parce qu’ils ne seront pas produits (personne n’est prêt à payer pour un bien non rival) ou ne pourront être distribués sans problème (non-excludabilité) [11].

 

Pour autant, les biens publics sont rares, comme les biens privés. Et, comme ces derniers, ils apportent de la satisfaction à ceux qui en disposent. Ils entrent donc dans le champ de la rationalité utilitariste-instrumentale. Mais leur production et leur distribution ne relèvent pas de la vie économique définie ci-dessus comme économie de marché. On doit donc préciser que le « marché » dont il est question dans cette expression, ce lieu sur lequel se forment des prix en monnaie pour les biens et les services productifs privés achetés/vendus, est le marché économique.

 

Pour les biens publics, on est aussi en présence d’une demande et d’une offre. La demande vient des citoyens, tandis que l’offre est faite par les hommes et les femmes politiques qui se présentent à leurs suffrages et font état dans leur programme des biens publics qu’ils entendent faire produire et mettre à la disposition des citoyens s’ils sont élus. On doit donc parler à leur propos d’entrepreneurs politiques. Le lieu sur lequel se rencontrent cette offre et cette demande est le marché politique, chaque citoyen disposant d’une voix pour exprimer ses préférences en matière de biens publics. Le terme de « marché » convient encore parce qu’il y a une compétition du côté de l’offre et une liberté de choix du côté de la demande. Il a alors la signification d’un mode de coordination entre individus dotés d’une rationalité utilitariste-instrumentale, ce mode opérant d’un côté dans la vie économique (marché économique), de l’autre dans la vie politique (marché politique).

 

Cette nouvelle version utilitariste de la problématique formelle de délimitation de l’économie au sein de la vie sociale peut être qualifiée de néolibérale. Dans l’ancienne version, dite libérale, on a d’un côté le marché (l’économie associée à l’intérêt personnel de l’homo économicus), de l’autre l’État (le politique associé à l’intérêt général pris en compte par l’homo politicus); soit la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique. Le néolibéralisme efface cette distinction, puisque, d’un côté comme de l’autre, c’est l’intérêt propre de l’individu qui opère seul, ici dans le cadre du marché économique et là dans celui du marché politique. Ainsi, le marché comme lien perd son statut de catégorie propre à la vie économique. Par contre, la monnaie, qui est nécessaire à l’existence du marché économique, le conserve.

 

 

La problématique attachée à la substance de la vie économique : production et satisfaction des besoins

 

Il ne s’agit plus, comme pour la problématique précédente, de partir de la forme, mais de la substance commune des actes, activités, pratiques ou comportements définis comme étant « économiques » au sein de la vie sociale. Ceux qui retiennent cette problématique ne définissent pas cette substance commune exactement de la même façon; mais on est en présence d’une même trame dont l’expression la plus simple est la suivante : « une transformation de la nature destinée à la satisfaction des besoins humains » [12]. Autrement dit, ce qui est « économique », au sens substantiel du terme, tient « au fait élémentaire que les hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne peuvent vivre un certain temps sans un environnement naturel qui leur fournit leurs moyens de subsistance » [13]. C’est en ce sens que Keynes nous dit qu’« à long terme […] l’humanité est en train de résoudre son problème économique » [14].

 

Beaucoup précisent que cette transformation est le fait du travail humain (les hommes produisent leurs moyens de subsistance), que cette production donne lieu à une certaine division du travail (tous les humains ne produisent pas la même chose) et donc que la vie économique se caractérise en général par la circulation, au sein de la communauté ou de la société considérée, des produits du travail des producteurs aux consommateurs-utilisateurs. On parle tout autant de distribution des premiers aux seconds. Quelques auteurs ajoutent que ledit « travail » est à la fois nécessaire et pénible, ce qui revient à limiter le champ des activités économiques (au sens substantiel) [15]. En qualifiant de richesse tout ce qui a été produit par le travail humain en exploitant la nature et qui répond à un besoin humain, on dit alors que l’économie est le domaine relatif à la production et à la distribution des richesses [16].

 

La version marxienne : une diversité de modes de production dans l’histoire

 

La délimitation proposée par Marx introduit les conditions sociales de mise en œuvre du travail humain : « dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale » [17]. Quant à la circulation des produits du travail, elle est déterminée par les rapports de production. On comprend alors pourquoi cette approche économique est à même de servir de matrice à des analyses en anthropologie, en sociologie, en sciences politiques, etc.

 

Les groupements humains se distinguent donc pour Marx par le mode de production qui est dominant dans la vie économique, étant entendu que cette dernière ne relève jamais d’un seul mode de production et que l’ensemble de la vie sociale s’édifie sur elle. Le mode de production dominant dans les sociétés modernes, celui qui leur donne leurs principales caractéristiques communes, est le mode de production capitaliste : la production est mise en œuvre par des capitalistes qui transforment de l’argent en capital productif (moyens de production et forces de travail salariées), s’approprient la production des salariés et la vendent en vue de réaliser un profit; ils retirent ainsi plus d’argent que celui qui a été investi au départ et s’enrichissent en argent. Le capitalisme présuppose donc la monnaie et l’échange marchand (au sens de Marx), c'est-à-dire la dissociation de l’échange simple (marchandise contre marchandise) en deux opérations d’achat/vente distinctes (« marchandise contre argent », puis pour le vendeur, plus tard et avec un autre partenaire, « argent contre marchandise »). Cette dissociation rend possible la circulation par le biais d’échanges, dans la mesure où le face à face de deux échangistes semblables dans l’échange simple (le troc) est remplacé par une transaction monétaire d’achat/vente dans laquelle les deux protagonistes sont différents (ils occupent des places sociales différentes). Ainsi, l’idée qu’il a pu y avoir une économie de troc entre petits producteurs indépendants est une illusion, le troc récurrent ayant été limité aux échanges entre communautés ou sociétés. Et l’avènement de la production à grande échelle de richesses pour le gain – acheter et produire pour vendre et non plus vendre pour acheter – date de l’avènement du capitalisme et repose donc sur le travail salarié.

 

La version de Polanyi : trois principes de circulation

 

Karl Polanyi abandonne, non pas l’idée marxienne d’un fondement uniquement économique de toute société, mais celles selon lesquelles (i) les rapports de production préexisteraient à leur mise en forme institutionnelle – c’est au contraire celle-ci qui leur permet d’exister – et (ii) les modalités de la circulation découleraient des modes de production (esclavagiste, étatique, féodal, capitaliste). Il donne, en conséquence, une définition générale de la vie économique quelque peu différente. En effet, il considère que « l’homme est manifestement dépendant de la nature et des autres hommes pour son existence matérielle. Il subsiste en vertu d’une interaction institutionnalisée entre lui-même et son environnement naturel. Ce procès est l’économie; elle lui offre les moyens de satisfaire ses besoins matériels » [18]. Et il analyse les différences d’institutionnalisation de la vie économique d’un genre de groupement humain à l’autre en se référant à trois principes ou logiques générales de circulation des produits économiques : la répartition (ou redistribution), la réciprocité et l’échange. La répartition : ce qui est produit est livré à une instance collective représentative du groupement humain considéré et cette instance répartit ce produit global physique entre les membres du groupement. La réciprocité (le don/contre don) : certains font des dons à d’autres de produits de leur domaine ou de leur capacité à travailler (en aidant l’autre pour faire la récolte par exemple), la réciprocité impliquant d’accepter le don et de rendre plus tard sous la forme d’un contre don, etc. ; ainsi, la dette ne s’éteint jamais. L’échange : il implique une mise en équivalence des objets échangés; il peut s’agir d’un échange simple (troc) ou d’un échange marchand (au sens de Marx), qui repose sur l’institution de la monnaie; celle-ci permet l’extinction de la dette de celui qui reçoit l’objet à l’égard du producteur de ce dernier ou de celui qui l’a fait produire par des esclaves, des serfs ou des salariés.

 

L’économie de marché des sociétés modernes se caractérise par une domination du principe de l’échange marchand sous l’égide de la production pour la vente, dans la mesure où le travail, la terre et l’argent y sont institués comme marchandises ; cela signifie que chacune de ces entités peut faire l’objet d’opérations d’achat/vente contre monnaie, bien qu’aucune d’elles n’ait été produite pour être vendue [19]. Ce sont donc des marchandises fictives. Le désencastrement de cette économie du reste de la vie sociale, et tout particulièrement de la vie politique, a lieu quand ces marchandises fictives sont instituées comme des marchandises ordinaires, l’économie de marché devenant alors une « société de marché » [20]. Son ré-encastrement, qui a notamment lieu avec la grande transformation de l’entre-deux-guerres et l’avènement du fordisme, tient à l’existence d’une institutionnalisation particulière de la marchandisation possible du travail, de la terre et de l’argent, particulière voulant dire qu’elle est exorbitante au seul marché.

 

 

Le sens commun : une fusion de ces deux problématiques

 

On est ainsi en présence de deux définitions-délimitations théoriques distinctes de la vie économique « en général », quelle que soit d’un côté comme de l’autre la version retenue. Est-il possible de les fusionner? Le sens commun qui s’est imposé à l’époque moderne comme délimitation « en général » (et non pas seulement comme définition propre à l’économie de cette époque) relève implicitement d’une telle fusion [21]. À ce titre, l’une des formulations les plus représentatives de ce sens commun est celle que propose Jacques Généreux, formulation qui identifie comme il se doit l’économie comme savoir particulier sur la vie sociale et son objet : « L’économie étudie la façon dont les individus ou les sociétés utilisent les ressources rares en vue de satisfaire au mieux leurs besoins » [22]. La problématique formelle manifeste sa présence par « au mieux » et la problématique substantielle, par « utilisent les ressources…pour satisfaire leurs besoins ».

 

 

Les limites ou impasses respectives des deux problématiques et l’impossibilité de leur fusion

 

Les partisans de la problématique substantielle critiquent la problématique formelle en lui reprochant sa vision téléologique de la vie économique, qui consiste à regarder les vies économiques du passé comme des étapes sur un chemin conduisant à l’avènement de l’économie de marché au lieu de les analyser pour elles-mêmes; autrement dit, à retenir comme définition de la vie économique s’appliquant à toutes les époques une définition qui emprunte beaucoup à celle de l’époque moderne. Non pas que la forme prise en compte soit propre à cette dernière, mais parce que la façon dont la disposition d’esprit consistant à « économiser » ne se manifeste pas de la même façon à toutes les époques. À ce titre, la version utilitariste pour laquelle « économiser » prend la forme du gain est propre à l’économie de marché moderne.

 

Cette critique est toutefois secondaire au regard de l’impasse à laquelle conduit cette problématique formelle dans sa version néolibérale, lors même que cette dernière s’impose en remplacement de la version libérale. Cette impasse est la suivante. L’enjeu est de délimiter la vie économique au sein de la vie sociale. Or, dans la version néolibérale, toute activité relève de la forme commune, en principe, aux seules activités économiques. Autrement dit, cette version postule que toute la vie sociale est économique (il n’y a pas d’activités d’une autre forme), ce qui veut dire que l’on n’a pas de délimitation d’un domaine particulier, contrairement à ce qui est recherché.

 

La problématique substantielle ne peut être soumise à la même critique et elle ne débouche pas sur une telle impasse parce qu’elle est historique : le domaine économique « en général » est informe. D’un genre de groupement humain à l’autre, sa mise en forme en termes de mode de production (Marx) ou d’institution (Polanyi) n’est pas la même. Mais elle pose un autre problème qui conduit à la disqualifier : un domaine ne peut être informe. Séparer des activités d’autres activités ne peut être que le produit de normes techniques ou sociales (tacites ou codifiées) qui relèvent nécessairement d’un durcissement particulier (d’une certaine mise en forme), c'est-à-dire d’une institution. Ainsi, l’oeconomia des Grecs procède de l’institution de l’oikos. La vie économique « en général » ne peut donc être un domaine. Ce ne peut être qu’un aspect présent dans toute activité, si tant est que cela ait un sens de parler alors de vie économique.

 

L’impossible fusion des deux problématiques « en général »

 

Il est tout à fait possible que les deux délimitations théoriques générales analysées ci-dessus se recoupent pour certaines vies économiques constatées dans l’histoire. Tel semble être le cas pour la vie économique dans les sociétés modernes. Pour autant, ce recoupement ne peut être en tout état de cause que partiel. En effet, il n’y a aucune raison pour qu’une activité économique (au sens substantiel) soit toujours une activité dans laquelle l’agent cherche à économiser. Il suffit de prendre l’exemple des activités économiques domestiques (activités réalisées au sein d’un ménage ou encore d’une famille) en modernité pour constater que certaines d’entre elles ne relèvent pas de la disposition d’esprit consistant à économiser, tels les repas de fête. Mais doit-on alors considérer ces activités comme économiques (au sens substantiel)? Oui, sans nul doute : « faire la fête » répond à un besoin humain. Mais ne faut-il pas considérer que ce besoin ne relève pas des conditions matérielles d’existence? Ce dont on est sûr est que ces « conditions matérielles » ne sont pas envisagées de la même façon d’un genre de groupement humain à l’autre dans l’histoire. Il ne peut s’agir que d’un pseudo-concept (Wittgenstein). Autant dire que parler d’une fusion des deux sens « en général » est sans signification. On ne fait ainsi que retrouver l’idée selon laquelle le point de vue substantiel ne peut délimiter universellement un domaine. Comment se fait-il alors que le sens commun rappelé ci-dessus se soit imposé? L’explication, nous allons le voir, est simple : les activités qui constituent le cœur de l’économique moderne ont la double caractéristique exigée, puisque ce sont à la fois des activités de production de biens et services répondant à des besoins et des activités dans lesquelles on se préoccupe d’économiser sur les coûts de production.

 

(Suite dans le prochain numéro de la Revue vie économique)

 



 [1] Ce savoir particulier n’est d’ailleurs qu’une partie du savoir sur cet objet. En effet, ce dernier comprend aussi la sociologie économique, entendue comme l’analyse de la vie économique menée en mobilisant au départ des catégories communes à toute la vie sociale, notamment celles de normes et de jeux d’acteurs.

 [2] Les lecteurs de la revue le savent bien, s’agissant de la seule économie sociale et solidaire!

 [3] Voir notamment l’ouvrage de Christophe Pébarthe. 2008. Monnaie et marché à Athènes à l’époque classique, Paris, Belin.

 [4] C’est donc une mauvaise façon de traduire oikonomia que de parler d’« économie domestique » à son propos en considérant que cette dernière s’oppose à l’« économie politique », c'est-à-dire à la vie économique à l’échelle de la cité (y compris son empire), champ qui se caractérise par une division du travail et par des échanges marchands à cette échelle.

 [5] Voir le numéro 1 de la Revue vie économique.

[6] Cette distinction est reprise de Karl Polanyi, dont la pensée est précisée infra. Mais elle est présentée ici en des termes un peu différents.

 [7] Pour Polanyi « toute tentative d’appréciation de la place de l’économie dans une société devrait partir du simple constat que le terme "économique", que l’on utilise couramment pour désigner un certain type d’activité humaine, est composé de deux sens distincts. Chacun d’eux a des origines différentes, indépendantes l’une de l’autre [..]. Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation des moyens aux fins, comme dans les termes "economizing" ou "economical" ; la définition de "l’économique" par la rareté provient de ce sens formel » (Karl Polanyi, 1986, « La fallace de l'économisme », Bulletin du MAUSS, n°18, Mai, page 20 ; traduction française du second chapitre de 1977, The Livelihood of Man (édité par H. W ; Pearson), Academic Press). 

 [8] Arnaud Berthoud, 2002, Essais de philosophie économique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, page 9.

 [9] C’est notamment ce que retient Roger Guesnerie dans L’économie de marché, Paris, 2006.

 [10] Cf. la suite de cet article qui sera présentée dans le prochain numéro de la présente revue.

 [11]  L’économiste Ronald Coase a montré que cela ne serait possible que s’il n’y avait pas de coûts de transaction (ces derniers étant les coûts occasionnés par le fait de se livrer à une transaction marchande de type monétaire).

 [12] Pour René Passet, « L’économie se définit comme une activité de transformation de la nature destinée à la satisfaction des besoins humains » (Passet, 2004 : préciser).

 [13] Karl Polanyi, op.cit, page 20.

 [14] Keynes, Perspectives économiques pour nos petits enfants, 1930. Trad.fr. dans Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, 1971, p ; 133. Il ajoute : « Ce qui veut dire que le problème économique n’est point, pour le regard tourné vers l’avenir, le problème permanent de l’espèce humaine » (Ibid., p. 134).

 [15] Voir notamment Alain Caillé. 2005, Dé-penser l’économique, Paris, La Découverte-MAUSS.

 [16] En l’occurrence, toute richesse a à la fois une valeur d’échange tenant au fait qu’elle est issue du travail humain et une valeur d’usage parce qu’elle répond à un besoin. Cette  proposition que l’on doit d’abord à Aristote est reprise par les économistes classiques. Et aussi par Marx, qui à ce titre demeure « classique ».

 [17] Karl Marx, 1963, Le Capital, Œuvres, Economie 1, La Pléiade, Paris, page 272.

 [18] Polanyi, op.cit, page 21, souligné par nous. Il y a lieu de ne pas se méprendre sur la signification de ces « besoins matériels ». Polanyi précise en effet que « ce dernier énoncé ne doit pas être interprété comme signifiant que les besoins qu’il s’agit de satisfaire sont exclusivement physiques (bodily), tels que la nourriture ou l’habitat, aussi essentiels soient-ils pour la survie, car cela restreindrait de façon absurde le champ de l’économie. Ce sont les moyens, non les fins, qui sont matériels. Peu importe que les objets utiles soient nécessaires à prévenir la faim, ou nécessaires à des objectifs d’éducation, militaires ou religieux. Tant que les besoins dépendent pour leur satisfaction d’objets matériels, la référence est économique » (Ibid., p. 21). Autrement dit, les « besoins matériels » dont parle Polanyi sont les besoins dont la satisfaction implique la mobilisation d’objets matériels.

 [19] Dans les sociétés antérieures, dites traditionnelles, l’échange marchand est déjà présent, mais ces entités ne sont pas instituées comme des marchandises (ou de façon très limitée). Ex. : l’interdiction du prêt contre intérêt dans la société médiévale.

 [20] « C’est en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation toute entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique » (Polanyi, Karl. 1983. La grande transformation, traduction fr., Paris, Gallimard, p. 88).

 [21] Ainsi, après avoir présenté les deux sens d’économique, Karl Polanyi nous dit que « par conséquent, le concept courant d’économique est un composé (une fusion) de deux sens » (op.cit ; page 20). 

 [22] Jacques Généreux. 2001. Introduction à l’économie, Le Seuil, p. 9 (3ème édition).

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Les expériences québécoises de « capital au service du travail » ne sont donc pas uniques. Elles s'insèrent dans une dynamique internationale de création de contre-pouvoir à un système financier en manque de régulation ainsi qu'à une phase historique de la mondialisation des activités économiques trop fortement influencée par le laisser-faire.
     
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