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Volume 3, no 3 |
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L'angle mort de l'évasion fiscale |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici. L’angle mort de l’évasion fiscale [1]Les grands fraudeurs québécois profitent de l’autocensure des autorités politiquesAlain Deneault [2]
Comment la gestion des affaires publiques peut-elle autant se confondre à un art de regarder dans la mauvaise direction? Pour remédier à leurs pertes de revenus, les gouvernements fédéral et québécois ne songent pas un instant à s’enquérir des stratagèmes par lesquels multinationales ou détenteurs de grandes fortunes contournent le fisc. Non seulement les études publiques sur le problème névralgique de «l’évasion fiscale» se font-elles rares et décalées, mais elles reposent de surcroît sur des choix d’«expertises» inaptes à traiter du problème offshore et de la déterritorialisation des grandes fortunes. La dernière étude que le ministère québécois des Finances a menée pour évaluer les pertes que le Trésor public subit du fait de l’évasion fiscale remonte à 2005 (L’évasion fiscale au Québec). Ces questions réapparaîtront furtivement à la surface en 2009, dans un document de consultation ministériel sur le phénomène de «la planifications fiscales agressives [sic]», soit les pratiques comptables de mauvaise foi se situant à l’extrême limite de la légalité. Hormis les allusions qu’une ministre des Finances a pu parsemer dans tel ou tel discours du budget, rien. Pis, ces rares études sont elles-mêmes épistémologiquement conçues de façon à maintenir le problème de l’évasion fiscale dans un point aveugle. Les fiscalistes, statisticiens et spécialistes de l’évasion fiscale [voir la liste des auteurs retenus par le ministère dans l’annexe 1] auxquels se réfère le ministère des Finances du Québec (MFQ) pour évaluer en 2005 les pertes relatives à l’évasion fiscale adoptent une méthodologie tendancieuse qui leur permet de traquer seulement les fraudeurs de la classe moyenne ou du petit commerce ainsi que les acteurs attendus de la délinquance stéréotypée. Une prémisse convient particulièrement à l’effort de restriction mentale du gouvernement: considérer les pratiques d’évasion fiscale seulement en fonction des opérations qui ont cours à l’intérieur de la législation canadienne et les considérer strictement comme l’affaire des «ménages» canadiens. La référence au produit intérieur brut s’impose alors. Le MFQ dira de l’évasion fiscale qu’elle représente un taux oscillant entre 3% et 5,7% du PIB, en évaluant à 2,5 milliards de dollars les pertes fiscales entraînées dans les coffres de l’État pour l’année 2002. Ce taux paraît énorme alors qu’il concerne seulement la petite fraude que sont à même de commettre la coiffeuse du centre commercial de quartier, le notaire de province, tel restaurateur de poutine ou forcément le dealer du coin. Alors que le MFQ prétend aborder la question de «l’évasion fiscale» elle-même, les méthodes d’évaluation auxquelles il se réfère portent strictement sur l’«économie au noir» qui n’est qu’une sous-catégorie de l’évasion – celle qui concerne les petites fraudes effectuées à l’intérieur d’un même système économique national. Il va sans dire qu’à l’heure de la mondialisation économique et financière, cette assimilation du tout à la partie n’impressionne pas par sa rigueur. Le savoir discret de la bourgeoisieUn des auteurs cités par le MFQ, Seymour Berger, préfère l’expression «économie non déclarée» (unrecorded economy) à celle d’«économie souterraine» (underground), précisément pour asseoir son analyse sur les données relatives au PIB. L’adjectif unrecorded permet à Berger d’expliciter ce que tous ses pairs font, soit restreindre son étude aux seules données économiques qui échappent au montant du produit intérieur brut (Berger, 1986). L’unrecorded economy ne saurait par conséquent concerner les manipulations comptables étrangères au champ marchand national. Cette approche intra-commerciale restreint la conscience publique des fraudes à certaines opérations économiques seulement: les travaux mineurs, les services, les pourboires, les locations non déclarées, la petite dissimulation de revenus ou la sous-facturation. En ce qui regarde les activités illégales, il est fait état de contrebande, de trafics, de paris illégaux et d’activités illicites (Berger, 1986, p. VIII). Autre experte reconnue par le MFQ, Gylliane Gervais de Statistique Canada est celle qui mène la démonstration méthodologique la plus achevée de cette approche relative au PIB. Son travail permet par conséquent de décortiquer cette méthode d’induction des pertes relatives à l’évasion fiscale pour mieux en comprendre les carences et travers. On déduit de sa propre lecture que les méthodes adoptées par Statistique Canada pour analyser les pertes publiques relatives à l’évasion fiscale sont en partie inadaptées. «Statistique Canada a la responsabilité d’estimer le PIB», rappelle Gervais (Gervais, 1974, p. 1) pour préciser que la méthodologie dont il s’agit n’a pas été conçue pour mesurer l’évasion fiscale. Cette donnée sert à mesurer la «valeur ajoutée» en cause dans une transaction en fonction de considérations économétriques prévalant dans une économie de marché. Il s’agit de calculer ce phénomène très particulier qu’est la création de «valeur» économique. Il n’est donc pas évident de tenter de spéculer sur l’évasion fiscale à partir de tels éléments. On peut certes tenter d’évaluer, dans un premier temps, l’écart entre les transactions économiques effectivement comptabilisées au titre du PIB et, par un certain nombre de déductions, celles qui auraient dû l’être, mais qui sont passées inaperçues. On conçoit aisément que ces résultats ne soient pas favorables à l’évaluation de pertes fiscales liées à la fraude. Nombre d’opérations effectuées par la haute finance ou par des entreprises multinationales échappent à cette méthodologie statistique: «Les gains en capital sont un autre type de revenu imposable, mais ils sont extérieurs au domaine du PIB, car ils ne sont pas engendrés par une production courante. Les gains en capital non déclarés feraient l’objet de l’attention du fisc, mais ils ne font pas partie de la production souterraine [3].» (Gervais, 1974, p. 2) Gervais précise que les méthodes qu’elle fait siennes ne traitent pas les revenus ainsi qu’on le fait dans le domaine financier et, par conséquent, fiscal. «Des différences conceptuelles excluent toute comparaison des profits selon les comptes nationaux et des profits pour fins d’impôts, eux-mêmes distincts des profits comptables, surtout dans le secteur financier (Gervais, 1974, p. 42) » Gervais associe donc les méthodes de comptabilité du PIB à la sociologie de l’économie souterraine plutôt qu’aux enjeux globaux relatifs à toute forme d’évasion fiscale (Gervais, 1974, p. 4). Ces affirmations sont lourdes de conséquences. La méthodologie utilisée pour établir le PIB ne concerne pas l’ensemble des opérations qui touchent potentiellement à l’évasion fiscale. C’est néanmoins à partir d’elles qu’on fonde l’évaluation des pertes fiscales relatives à l’évasion. L’activité financière internationale échappe donc à coup sûr aux catégories prises en compte, comme Gervais le reconnaît quant aux transactions effectuées à l’extérieur des frontières: «Ces achats ne donnent lieu à aucune transaction, aucune activité économique que ce soit au Canada. On ne saurait donc les traiter comme faisant partie de l’économie souterraine, même s’ils peuvent entraîner de l’évasion fiscale (Gervais, 1974, p. 4) » Plusieurs manœuvres d’évasion telles que celles dites du «transfert de prix» correspondent à cette description. Cette restriction méthodologique se vérifie, à un titre ou à un autre, chez tous les auteurs retenus par le MFQ. D’un point de vue sociologique, elle contribue à réduire considérablement la liste d’acteurs que l’on croit susceptibles de pratiquer l’évasion fiscale. «The sectors of the economy that are susceptible to underground activity reprensent a relatively small share of GDP (Drummond et al., 1994, p. 4).» Le déni va jusqu’à inciter les penseurs ministériels à postuler l’inexistence de fraude fiscale de la part des multinationales au Canada ainsi que des grands détenteurs de capitaux. Parce que les méthodes auxquelles les autorités recourent permettent de pincer (seulement) des acteurs de la petite entreprise et de la délinquance marginale, on postule tautologiquement que ce sont seulement les membres de ces catégories sociales qui tendent à frauder le fisc. «Les indices présentés sont obtenus sur la base des montants récupérés par Revenu Québec à la suite de ses contrôles en matière de taxes à la consommation effectués de 1999 à 2001 (L’évasion fiscale au Québec, p. 3).» Le ministère exclut conséquemment les grandes entreprises ou les grands financiers de son champ de vision: «Les entreprises de grande taille sont proportionnellement moins portées à cacher des revenus que celles de petite taille (Id.)». Paradis fiscaux: le retour du refouléDe rares penseurs mentionnés par le MFQ transgressent les frontières de l’économie intérieure et évoquent timidement ce qui s’apparente à tout point de vue aux problèmes provoqués par les paradis fiscaux. David E. A. Giles et Lindsay Tedds, dans une étude de 270 pages, se contentent d’allusions aux réalités extraterritoriales. Ils rappellent, au chapitre du blanchiment d’argent, que ces pratiques empruntant souvent des circuits internationaux sont proscrites par la loi canadienne (Giles et Tedds, 2002, p. 22 et 23)! Les économistes albertains Mirus, Smith et Karoleff confirment pour leur part l’importance des placements financiers extraterritoriaux au nombre des critères d’évaluation de l’évasion fiscale, en prenant appui sur des travaux du Fonds monétaire international [4]. On comprend implicitement que les bénéficiaires qui dissimulent au fisc ces dividendes sont des investisseurs qu’on reconnaît comme des «personnes morales», par exemple des banques ou des investisseurs institutionnels, et pas seulement les particuliers et les «ménages». Le mot de la fin des trois auteurs nous projette très loin des champs de la petite et moyenne délinquance fiscale de l’«économie souterraine»; il porte sur des problèmes cette fois d’envergure internationale. «There is a growing need for greater international co-operation in tax enforcement. Canadians derive increasing amounts of investment incomes from foreign holdings, yet Revenue Canada cannot keep track of the investments held by Canadians in the US or other countries (Id, p. 248).» On n’a plus affaire à des petits filous, mais à des «holdings» gérant à l’étranger des «revenus de placements» détenus par des «Canadiens» dont on n’ose rien dire de plus à ce stade. Les auteurs quittent subitement le sillon d’une économie strictement «souterraine» pour s’intéresser à une gestion extraterritoriale – autrement dit, leur attention passe d’une underground economy à une offshore economy. Cette approche tend à faire éclater l’idée d’une évasion fiscale réductible à une économie souterraine strictement contenue dans un même système économique national. Les États-Unis qu’ils mentionnent, dont fait partie l’opaque État du Delaware par exemple, ou les «autres» législations qu’on semble incapable de nommer avec précision, correspondent à la description des paradis fiscaux et autres législations de complaisance. Ils prévoient de faibles taux d’imposition et des dispositions réglementaires et légales gardant secrète l’identité des acteurs et des instances qui y inscrivent leurs activités. Ces considérations, que Mirus et al. donnent à voir dans une ligne de fuite, échappent toujours aux chiffres par lesquels on prétend mesurer les pertes publiques provoquées par l’économie souterraine. Le ministère québécois des Finances n’arrive pas à aller aussi loin. Même dans son document consultatif sur les planifications fiscales dites, à l’anglaise, «agressives», il n’ose pas lorgner au-delà de la gestion fiscale canadienne. Lorsqu’il évoque les abus que permet la structure légale des fiducies, évoque-t-il celles qui, par rapport au Québec, se trouvent «dans une province différente (La planifications fiscales agressives, p. 6)», comme si le champ des fuites fiscales se circonscrivait aux frontières canadiennes. Tout au plus, le ministère constate, mais sans oser les nommer, que les paradis fiscaux se trouvent au centre d’une offre de services vouée à la tricherie fiscale et qu’ils encouragent des pratiques douteuses. «Ce besoin des entreprises [de contrôler leurs “coûts fiscaux”] a, à son tour, favorisé l’expansion des firmes d’intermédiaires fiscaux – avocats, comptables, banques d’affaires, notamment – et le développement chez ces derniers d’une connaissance poussée des différents régimes fiscaux ainsi que d’une expertise sophistiquée permettant une gestion intégrée de la fiscalité de leurs clients sur une base mondiale (La planifications fiscales agressives, p. 10)». Le rapport ministériel ajoute que les services-conseils en fiscalité alimentent «l’appétit des contribuables pour réduire davantage leurs coûts fiscaux» et motivent l’élaboration de planifications fiscales agressives (Id). Des études hétérodoxes? Quelles études hétérodoxes?On pourra s’étonner de l’absence d’auteur.es hétérodoxes dans la bibliographie du document ministériel de 2005 et la déplorer. Cette étude a été publiée non seulement au moment où paraissaient dans le commerce trois livres qui se formalisaient de ce que l’entreprise de transport maritime appartenant à la famille du premier ministre canadien Paul Martin ait enregistré sa flotte internationale à la Barbade [5], mais alors que Brigitte Alepin faisait paraître plus largement le livre à succès Ces riches qui ne paient pas d’impôts [6]. L’ouvrage de cette fiscaliste formée à Harvard collige des cas de fraudes, de fraudes déguisées, de méfaits légalisés et d’évitement contraires à l’esprit de la loi, dont les auteurs appartiennent à la classe fortunée ou dirigeante. La grande majorité des dossiers qu’elle traite sont de notoriété publique. Ces riches qui ne paient pas d’impôts prend donc la mesure de ces cas exemplaires, remet en cause l’idée que la fraude fiscale serait seulement l’affaire de petits filous étrangers à la classe des puissants, sonde la part de la fraude commise par cette catégorie sociale et analyse la complicité manifeste des services fiscaux provinciaux ou fédéral canadien, s’il ne s’agit pas de la collaboration du législateur et de la complaisance des tribunaux envers les plus riches. Le livre évoque également maints stratagèmes et structures par lesquels des multinationales ou des particuliers nantis contournent illégalement le fisc: les fondations de la famille Chagnon, les fiducies des Bronfman, le système des prête-noms de Cinar de même que la fraude offshore et les prix de transfert réalisés à partir des paradis fiscaux. On peut supposer que les agents de l’État ont jugé le ton de l’ouvrage de Brigitte Alepin trop sulfureux pour l’inclure dans une bibliographie officielle. Mais pourquoi, alors, même un criminologue de renommée internationale de l’Université McGill tel que le Montréalais Robert T. Naylor n’est-il pas mentionné, alors qu’un de ses ouvrages porte ouvertement sur les liens entre la finance criminelle internationale et l’«économie au noir»: Wages of crime, Black Markets, Illegal Finance, and the Underworld Economy [7]? Ces considérations constituent autant d’indices qui donnent à penser que les autorités publiques et l’élite technocratique, de par la restriction mentale dont elles font preuve, se montrent en réalité complices des fraudeurs. Annexe 1Bibliographie du ministère québécois des Finances sur le problème de l’évasion fiscale Berger, Seymour, «The Unrecorded Economy: Concepts, Approach and Preliminary Estimates for Canada, 1981.» (1986), Canadian Statistical Review VI-XXVI. Drummond, Don, Mireille Éthier, Maxime Fougère, Brian Girard et Jeremy Rudin. «The Underground Economy: Moving the Myth Closer to Reality.» (1994), vol. 2, no. 4, Canadian Business Economics 3-17. Fortin, Bernard, Pierre Fréchette et Joëlle Noreau. «L’économie souterraine au Québec.» (1992), Interface 13/3. Gervais, Gylliane. «La dimension de l’économie souterraine au Canada.» (1994), Statistique Canada, Catalogue 13-601F, no. 2. Giles, David E.A. et Lindsay M. Tedds. «Taxes and the canadian underground economy.» (2002), no. 106 Canadian tax paper. Ministère des Finances du Québec. «L’économie souterraine, le travail au noir et l’évasion fiscale.» (1996), Fiscalité et financement des services publics. Rolf Mirus, Roger S. Smith et Vladimir Karoleff. «Canada’s Underground Economy Revisited: Update and Critique.» (1994), vol. 20, no. 3 Canadian Public Policy, 235-52. Pinard, Dominique, sous la supervision de Bernard Fortin. «Un regard sur la taille de l’économie souterraine: une méthode d’estimation pour le Québec.» (2005), Mémoire de maîtrise en économie à l’Université Laval. Schneider, Friedrich. «The Value Added of Underground Activities: Size and Measurement of the Shadow Economies and Shadow Economy Labour Force All Over the World.» Mimeograph, Johannes Kepler University of Linz, Department of Economics, Austria, July 2000. Schneider, Friedrich and Dominik H. Enste. «Shadow Economies: Size, Causes, and Spiro, Peter S. «Estimating the Underground Economy: A Critical Evaluation of the Monetary Approach.» vol. 42, no. 4 Canadian Tax Journal 1059-81. ____________________________________________________________________ [1] Ce texte en ligne a été remanié. Nous invitons les lecteurs intéressés à consulter le format pdf ci-joint pour consulter toutes les références de l’auteur (NDLR) |
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