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Volume 3, no 3 |
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Le gouvernement Harper et les paradis fiscaux |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici. Le gouvernement Harper et les paradis fiscauxPar Gilles L. Bourque Éditeur EVE et chercheur à l’IREC
Or, voilà que le même ministre élimine dans son budget du 27 janvier 2009 l’article 18.2 de la loi de l’impôt, qui concerne les investissements des multinationales canadiennes à l'étranger. Cet article concerne un stratagème qui permet à ces entreprises de déduire au Canada les intérêts de leurs emprunts ayant servi à investir à l'étranger, stratagème que la vérificatrice générale Sheila Fraser avait dénoncé en 2002. L’article 18.2 empêchait les multinationales de déduire de tels intérêts deux fois, l'une au Canada et l'autre dans le pays où est fait l'investissement grâce à l'utilisation de paradis fiscaux. Les raisons évoquées par le gouvernement: cela pourrait nuire à la compétitivité des multinationales canadiennes dans la conjoncture de la crise financière mondiale. Mais la véritable raison est beaucoup plus simple: le gouvernement a fléchi face aux lobbys de la finance et des grandes entreprises. Comme le résumait très bien le porte-parole du Bloc Québécois en matière de Finances, Jean-Yves Laforest, «le ministre Flaherty a carrément renié son engagement dans la lutte contre l'évasion fiscale en acceptant aveuglément les recommandations du rapport du Groupe consultatif sur le régime canadien de fiscalité internationale.» Étant donné que quatre des six membres de ce groupe, nommé par le gouvernement, n’avaient pas la neutralité nécessaire [1], il allait de soi que ce gouvernement n’avait aucunement l’intention de mener une véritable lutte contre les paradis fiscaux et n’attendait que des arguments en ce sens de ce comité. Quelques mois plus tard, en août 2009, le Canada annonçait la conclusion d’un traité de libre-échange avec le Panama! Le Panama est un paradis fiscal qui figure sur la liste noire de la France et sur la liste grise de l’OCDE, qui recense les États ayant pris l'engagement d'échanger des renseignements fiscaux sans toutefois l'avoir mis en œuvre [2]. Le Panama est en outre reconnu comme l'un des États qui permet le blanchiment de fonds issus des narcotrafiquants. Pourquoi un accord avec le Panama, alors que les échanges commerciaux avec ce pays ne s’élèvent qu’à 150 millions de dollars? Puisque les échanges commerciaux sont insignifiants, on peut penser que cet accord vise d’autres objectifs et qu’on assistera, dans les années à venir, à une hausse des investissements canadiens (mais il serait plus juste de parler de «placement») au Panama, avec davantage de contribuables, particuliers ou entreprises, à y gagner des revenus à la fois au Canada et au Panama. Au début de 2010, le gouvernement Harper fait face à une pression croissante de l’opinion publique pour une action contre les paradis fiscaux dans la foulée de nouvelles accablantes. D’une part, le scandale dévoilé en décembre 2009 par CBC/Globe and Mail qui allègue que des conseillers de la firme de courtage RBC Dominion Securities ont aidé des clients à ouvrir des comptes dans des paradis fiscaux alors que, d’autre part, au même moment, les milieux policiers européens mettent la main sur des listes de contribuables étrangers (dont des Canadiens) qui auraient profité du secret bancaire des paradis fiscaux européens, dont la Suisse et le Liechtenstein, pour mettre d'importantes sommes à l'abri de l'impôt. Le ministre du Revenu, Jean-Pierre Blackburn, profite donc d’une rencontre du Groupe de travail sur les paradis fiscaux de l’OCDE pour déclarer que le gouvernement intensifie ses démarches. Il fait valoir les succès des mesures prises par son ministère. L’Agence du Revenu aurait récupéré 738 millions de dollars en 2008-2009 de l’évasion fiscale et 2,6 milliards depuis son arrivée au pouvoir en 2006. Or, ne l’oublions pas, pendant la même année les Canadiens ont fait face à un déficit public record de 56 milliards de dollars. Dans un tel contexte, la population exige plus d’équité fiscale. Or, quelle est la situation de l’évasion fiscale au Canada pendant cette période? Selon une étude de Statistique Canada de 2005, les actifs canadiens dans les centres financiers offshore (CFO) ont été multipliés par huit entre 1990 et 2003, passant de 11 à 88 milliards de dollars. Les CFO représentaient alors plus du cinquième de l'ensemble de l'investissement direct canadien à l'étranger, soit le double de la proportion 13 ans plus tôt. La plus forte croissance de l'investissement direct canadien durant la période a été observée à la Barbade, en Irlande, dans les Bermudes, dans les îles Caïmans et aux Bahamas. Cette étude de 2005 sur les CFO a été la dernière du genre réalisée par Statistique Canada. Depuis l’arrivée des conservateurs, il faut plutôt se référer aux statistiques portant sur les investissements directs à l’étranger, qui sont moins précises puisqu'elles agrègent les placements et les investissements. Néanmoins, selon une estimation réalisée par André Lareau, professeur de droit fiscal à l'Université Laval, entre 2003 et 2008 les investissements canadiens directs dans les paradis fiscaux seraient passés à 146 milliards de dollars. En tête de liste figure la Barbade, avec près de 45 milliards de dollars d'investissements canadiens, dont les deux tiers dans le secteur financier. Il faut comprendre que ces chiffres ne concernent évidemment que les sommes déclarées. Pourtant, étant donné l’ampleur des chiffres officiels, on peut raisonnablement se demander ce que fait réellement le Canada contre l’évasion fiscale. Une autre initiative du Canada est celle des accords d’échange de renseignements fiscaux (AERF). Ce type d’accord proposé par l’OCDE est issu des travaux entrepris dans le but de lutter contre les pratiques fiscales dommageables avec les paradis fiscaux, c’est-à-dire des «pratiques qui sont anticoncurrentielles et qui compromettent une concurrence équitable ainsi que la confiance du public dans les systèmes fiscaux». Il est basé sur le principe d'un véritable échange de renseignements pour déterminer l'existence de pratiques fiscales dommageables. Jusqu’en 2010, le Canada n’avait signé qu’un seul accord avec un pays pour y inclure la clause de transparence de l’OCDE, soit avec les Pays-Bas en août 2009 (visant les Antilles néerlandaises). En juin 2010, le Canada a signé des AERF avec huit autres pays, soit les Bahamas, les Bermudes, la Dominique, les îles Caïmans, les îles Turks et Caicos, Sainte Lucie, Saint-Kitts-et-Nevis et Saint-Vincent-et-les Grenadines en les présentant comme des ententes pour obtenir des renseignements sur les contribuables canadiens qui cachent leur argent au fisc. Aujourd’hui, la liste s’élève à 19 pays puisque s’y sont rajoutés Aruba, Anguilla, Antigua-et-Barbuda, Saint-Marin, le Costa Rica, la Grenade, Montserrat, l’Uruguay, Guernesey et l'île de Man Jersey. Or, en même temps que la signature d’AERF avec des paradis fiscaux, le gouvernement conservateur a effectué des modifications législatives qui ont dénaturé ces accords d’échange de renseignements. Ceux-ci ne prévoient plus seulement l’échange de renseignements mais bien l’exonération d’impôts des revenus des filiales situées dans les législations concernées. C’est dans cette optique que la définition de «pays désigné» énoncée au paragraphe 5907(11) du Règlement de l’impôt sur le revenu pour éviter la double imposition avec les 87 pays qui ont signé des conventions fiscales avec le Canada [3] a été élargie par les conservateurs de manière à englober un pays avec lequel le Canada a conclu un AERF. Voici ce qu’en dit la grande firme d’experts-comptables Deloitte: «Pour inciter ces pays à conclure un AERF avec le Canada, le Règlement de l’impôt sur le revenu a été modifié en 2008 pour étendre aux pays ayant conclu un tel accord le bénéfice de certaines dispositions fiscales touchant l’impôt des sociétés dont ne pouvaient auparavant jouir que les pays avec lesquels le Canada avait conclu une convention fiscale. En vertu de ces dispositions, si une juridiction conclut un AERF avec le Canada, le revenu tiré d’une entreprise exploitée activement réalisé par la société étrangère affiliée d’une société canadienne qui réside dans cette juridiction et qui y exploite une entreprise sera inclus dans le «surplus exonéré» et, par conséquent, les dividendes versés à la société canadienne par cette société étrangère affiliée ne seront pas assujettis à l’impôt canadien.» Donc, en contrepartie des AERF, le gouvernement accorde dorénavant des privilèges en matière de non-imposition aux personnes et aux entreprises qui investissent dans ces pays, malgré le fait que ceux-ci sont reconnus comme des paradis fiscaux. Il faut bien comprendre que les paradis fiscaux ne sont pas seulement nuisibles en hébergeant illégalement des actifs de personnes qui veulent se soustraire à l’impôt. Ils sont aussi nuisibles en raison de leur «dumping fiscal», c’est-à-dire de par leur taux d’imposition des entreprises famélique que les multinationales utilisent pour concurrencer les taux de leur pays d’origine. Avec ces nouveaux «stratagèmes juridiques», le revenu d’une entreprise canadienne exploitée par une filiale étrangère dans un pays ayant conclu un accord d’échange de renseignements est inclus dans les revenus exonérés d’impôts. C’est dire que de façon tout à fait légale, les entreprises canadiennes, en particulier les institutions financières, pourront continuer à canaliser vers leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux une partie de leur revenu pour payer moins d’impôt. Même le titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, Gilles Larin, trouve que les accords signés par le Canada sont déficients. Il recommande d’ailleurs au gouvernement de «prévoir un mécanisme d’examen à intervalle régulier, visant à étudier l’efficacité des dispositions sur l'échange de renseignements contenus dans les différents protocoles ainsi que dans la multitude d’AERF conclus à toute vitesse». Dans son témoignage devant le comité des Finances le 10 mars 2011, M. Larin fait valoir au sujet du contenu des ententes signées par le gouvernement du Canada. «Notre analyse a porté sur les éléments clés qui définissent l'utilité d'un AERF, c'est-à-dire le fardeau de la preuve, les types d'impôts admissibles à une demande, les critères juridiques applicables à une demande, la documentation requise, le contrôle des renseignements à exercer et l’obligation des États à une coopération. En bref, selon moi, le protocole Canada-Suisse, tel qu'il a été signé – il a été signé, mais pas encore ratifié – par le gouvernement du Canada et la Suisse, est déficient.» La plus récente initiative prise par le gouvernement Harper, qui nuit à la lutte contre l’évasion fiscale, a été présentée par Brigitte Alepin, experte-comptable agréée, lors de son témoignage au Comité permanent des Finances du parlement canadien en février 2011. À cette occasion, Mme Alepin a reproché au gouvernement conservateur de simplifier la vie aux privilégiés qui pratiquent l'évasion fiscale, notamment par le biais de nouvelles dispositions contenues dans le budget conservateur de 2010. Le ministre des Finances, dit-elle, a «ouvert le chemin aux contribuables canadiens qui souhaitent contourner l’imposition des profits tirés de la vente d’actions d’entreprises canadiennes». Ce dernier budget aurait supprimé l’obligation qu’avait un vendeur d’un autre pays de verser jusqu’à 25% du prix de vente de ces actions au gouvernement fédéral lorsque la vente est conclue avec un acheteur canadien. «Ainsi, il devient facile pour les contribuables canadiens de légalement éviter l’impôt sur la vente d’actions canadiennes en les faisant détenir par un intermédiaire résidant dans un paradis fiscal.» Pour conclure ce texte sur les initiatives canadiennes qui nuisent à la lutte contre les paradis fiscaux, considérons les solutions proposées justement par Mme Alepin lors de son témoignage. Pour contourner les problèmes que posent ces pays, nous dit l’experte-comptable, les pays doivent considérer la possibilité de procéder à un échange d'informations automatique plutôt que de tabler sur un échange d'informations effectué à la demande des autorités fiscales des États concernés. Par exemple, dès qu'un contribuable ouvrirait un compte dans une institution financière dans un paradis fiscal, cette dernière devrait automatiquement avertir les autorités du pays d'origine, ou encore les pays du G20 pourraient s'assurer de la mise en place, dans les paradis fiscaux, d'un fichier accessible aux autorités fiscales et judiciaires, dans lequel seraient inscrits les propriétés et comptes bancaires de toutes les sociétés, qu'il s'agisse de trusts ou de fondations. Ces mesures devraient être appliquées sous peine de fortes sanctions internationales. Dans le cas particulier des multinationales qui utilisent les paradis fiscaux pour diminuer leurs impôts, Mme Alepin propose d’abord d’instaurer un régime d'imposition centralisé, où une charge fiscale unique à l'échelle mondiale permettrait d’établir un système fiscal plus juste, plus simple et plus efficace, et éliminerait presque instantanément la concurrence déloyale des paradis fiscaux. Comme deuxième solution, étant donné le caractère trop idéaliste de la première, elle propose un système de reddition de compte global qui obligerait les multinationales à présenter, pays par pays, les informations suivantes: leurs activités, le montant de leurs actifs, le nombre de personnes employées, les relations entre les personnes liées, leurs profits avant impôts et le montant de leurs impôts payés dans ce pays. On peut raisonnablement penser que ces suggestions, faites aux conservateurs, sont tombées dans les oreilles de sourds !
[1] Tel que par exemple Peter Godsoe, ancien PDG de la Banque Scotia, la banque canadienne qui possède le plus de filiales dans les paradis fiscaux.
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