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Sommaire
Volume 3, no 3
Des paradis fiscaux à l'enfer social

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Des paradis fiscaux à l’enfer social [1]


José Gayoso
Membre d’Attac-France et d’Attac-Rouen


Ces trente dernières années, la profonde mutation que le capitalisme a connue s’est caractérisée par deux phénomènes majeurs: l’accélération de la globalisation de l’économie et du système financier ainsi qu’une tendance à la déréglementation totale de tous les échanges. Il ne s’agit pas de phénomènes naturels, mais du résultat de politiques mises en œuvre par des États contrôlés par les classes de possédants.

La communication électronique a permis une augmentation sans précédent du volume et de la vitesse des échanges. Dans ce contexte, la finance spéculative est devenue le moteur d’une économie dont le but principal est l’accumulation du capital et non la satisfaction économe des besoins de l’humanité.

Les paradis fiscaux et judiciaires (PF) sont structurellement liés au fonctionnement du commerce et de la finance internationale. C’est pourquoi, au-delà des propos d’estrade, la régulation de ces places, dites offshore, reste largement illusoire.

Les paradis fiscaux: présentation sommaire

Les PF peuvent être des États souverains (Suisse, Luxembourg), des micro-États membres de l’ONU (Monaco, Liechtenstein), d’anciennes colonies britanniques (îles Vierges, îles Cayman) ou des territoires français d’outre-mer (Polynésie française, Saint-Pierre et Miquelon).

Selon l’OCDE, un pays peut être considéré comme un PF si son taux d’imposition est très réduit et s’il pratique le secret bancaire avec une législation très permissive quant à tout ce qui touche aux transactions financières

Les clients des PF sont tous ceux qui veulent se soustraire à l’impôt (riches particuliers, sociétés multinationales); tous ceux qui veulent blanchir de l’argent sale (trafic de drogues, prostitution), tous ceux qui veulent noircir de l’argent «propre», en détournant vers des activités illégales l’argent d’activités légales (caisses noires, services secrets).

Le nombre de PF varie selon les sources. Le réseau Tax Justice Network (TJN) en compte 60. Le guide Chambost [2] pour sa part, en identifie plus de 100, parmi lesquels 55 seraient vraiment intéressants pour les utilisateurs. Ce guide donne un classement en fonction des services proposés: PF des personnes physiques ou morales, des holdings, des créations d’entreprises etc. En 1970 il n’y avait que 25 PF. L’augmentation de leur nombre a accompagné la globalisation financière. Ils en sont l’un des instruments.

Les PF se répartissent en trois groupes, selon leur poids dans l’activité financière globale des PF [3]:
– la City de Londres et ses dépendances (Jersey, Guernesey, Gibraltar): 40%;
– les places financières des pays développés (USA, Luxembourg, Suisse, etc.): 30%;
– les places exotiques (Bahamas, Cayman, Bermudes, Nauru etc.): 30%.

Le poids de la City de Londres se traduit par une surreprésentation des banques étrangères au Royaume-Uni. Elles détiennent 50% des actifs de l’ensemble des banques du territoire britannique. Ce chiffre n’est que de 20% aux États-Unis et de 10% en France.

Quelques chiffres

Selon diverses sources, 55% du commerce mondial et la moitié des flux de capitaux passent par les PF. Plus du tiers des capitaux y résident et ils abriteraient quelques 2 400 000 sociétés écrans. Les PF ne vivent pas à la marge du système capitaliste – ils occupent le cœur de l’économie et de la finance mondialisée.

En 2005, le TJN a évalué à 11 500 milliards de dollars les avoirs des fortunes privées placées dans les PF. Placés à un taux d’intérêt de 7,5%, ces avoirs rapporteraient à leurs détenteurs plus de 860 milliards par an. Et imposés à un taux de 30%, l’impôt sur ces capitaux serait chaque année de 260 milliards de dollars. Or, l’ONU a estimé à 140 milliards par an la somme nécessaire aux «objectifs du millénaire» dont l’ambition était de réduire de moitié la pauvreté sur la planète avant la fin de 2015. Il suffirait que les riches payent leurs impôts pour que l’on puisse, en quelques années, réduire la pauvreté du monde.

Les paradis fiscaux et les multinationales: la Grande Évasion

Les multinationales utilisent les PF pour réduire leur imposition, pour échapper aux contraintes réglementaires des États, mais aussi, grâce à des structures de défaisance, pour cacher un endettement excessif et présenter un bon bilan aux créanciers et aux actionnaires.

Cette utilisation des PF par les multinationales repose largement sur le principe dit de résidence. Les firmes et leurs filiales sont taxées, non dans les pays où elles réalisent leurs profits, mais sur le lieu de leur enregistrement.

Une entreprise américaine qui veut investir en France peut le faire directement à partir des États-Unis. Elle payera, alors, l’impôt étatsunien qui est du même ordre de grandeur que l’impôt français. Mais elle peut aussi créer une filiale fictive aux Bermudes et investir à partir des Bermudes. Elle payera alors l’impôt sur les bénéfices des Bermudes qui est inférieur à 0,6 % pour un capital supérieur à 120 000 $.

Une question centrale dans l’utilisation des PF par les multinationales est celle des prix de transfert. La filiale des Bermudes crée une filiale en France. Elle fait payer à cette filiale française de lourdes charges de management, conseil, marketing etc. Elle diminue ainsi ses bénéfices en France et donc ses impôts. La firme américaine peut ensuite rapatrier les profits réalisés aux Bermudes ou investir à partir des Bermudes. Ainsi, 60% du commerce mondial s’effectue entre filiales du même groupe, d’où l’importance des prix de transfert. En 2002, Pack et Zdanowicz se sont plongés dans les statistiques des prix de transferts entre maisons mères et filiales des multinationales étatsuniennes. Ils ont relevé une foule d’anomalies flagrantes, par exemple des seaux d’eau en plastique, importés de Tchéquie à 973 $ l’unité ; des gants de toilette en provenance de Chine à 4122 $ le kg. Ces chercheurs ont estimé, qu’en 2001, ces pratiques avaient fait perdre 53,6 milliards de dollars au fisc étatsunien.

Environ un tiers des investissements directs à l’étranger des multinationales de la planète se fait à destination des PF. Les États-Unis investissent davantage aux Bermudes qu’en Chine et les deux premiers investisseurs en Chine sont Hong Kong et les îles Vierges britanniques ! Le plus gros exportateur de bananes vers le continent européen est l’île anglo-normande de Jersey! Les importateurs-exportateurs de Jersey ne sont que des boîtes aux lettres. Les multinationales vendent les bananes à prix coûtant à leurs filiales de Jersey et celles-ci les revendent aux pays européens au prix fort. L’impôt sur les bénéfices sera celui appliqué par Jersey à ses sociétés offshore: de 0 à 10 % [4]. Les profits seront pour le Groupe Multinational auquel appartient la filiale de Jersey. La misère sera pour les salariés des gros propriétaires des Caraïbes.

Cette défiscalisation, faite avec l’accord tacite du gouvernement, augmente la compétitivité des multinationales étatsuniennes. Mais si Exxon bénéficie d’un taux d’imposition de 5%, Total ne peut rester à 33,3%. La pratique de la défiscalisation par les filiales des PF et les prix de transfert s’est donc généralisée. Les multinationales du CAC 40 disposent de 1470 filiales dans les PF. Mais leur taux moyen d’imposition sur les bénéfices n’est que de 8% et une entreprise du CAC 40 sur quatre n’a payé aucun impôt en 2009. Il en est ainsi de Danone, Total, Schneider etc. Xavier Harel [5] estime que l’évasion fiscale s’élève à 200 milliards de dollars par an en Europe et à 100 milliards de dollars par an aux États-Unis. Selon la Banque de France, les actifs français gérés par des banques françaises dans les PF s’élevaient à 532 milliards de dollars en 2008. Une étude du Syndicat National Unifié des Impôts (SNUI), réalisée en 2006 sur la base de données portant sur la période 2004-2005, évalue la fraude fiscale, en France, à un montant compris entre 41 et 51 milliards d’euros.

Cette évasion accroît le déficit des États et leurs emprunts sur les marchés financiers. Pour réduire leurs dettes, ces États, contrôlés par les détenteurs de capitaux, s’attaquent aux services publics et à la protection sociale. Le peuple payera les conséquences de l’évasion dont il est victime.

L’Europe et les paradis fiscaux

Lorsqu’on évoque les PF en Europe on pense à la Suisse, Monaco, Andorre, ou au Liechtenstein. Aucun de ces états n’appartient à l’Union européenne (UE) et, si l’on excepte la Suisse, leur poids financier est relativement faible. Mais qu’en est-il au sein de l’UE?

Le Guide Chambost [6] range parmi les PF, 10 États de l’UE: Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, Hongrie, Irlande, Luxembourg, Malte, Royaume Uni, Pays-Bas.

Le TJN a classé les 60 États qu’il considère comme des PF, par ordre d’opacité financière décroissante. Les États-Unis arrivent en tête, grâce au Delaware. Pour les pays de l’UE, le TJN établit le classement suivant:

tableau

En matière d’opacité, l’UE 27 dispose d’une excellente équipe. En effet, dans une liste de 60 États, 10 de ses membres se classent dans les 26 premiers. Et si l’on ajoutait à la City de Londres, les territoires rattachés à la Couronne britannique – vraies filiales de la City – le Royaume-Uni retrouverait sa place de premier paradis fiscal du monde !

Ce classement montre que, si l’on excepte les Cayman (4e) et les Bermudes (7e), ce ne sont pas les confettis exotiques qui sont les plus opaques, mais bien les États-Unis et les États européens.

L’analyse précédente est confortée par un article du magazine Forbes, pour qui le Top 10 des meilleurs PF serait le suivant: le Royaume-Uni (1), les États-Unis (2), le Luxembourg (3), la Suisse( 4), les îles Cayman (5), l’Irlande (6), Hong Kong (10), Singapour (8), la Belgique (9) et les Bermudes (7). Les rangs du classement du TJN sont donnés entre parenthèses. Malgré quelques inversions, le palmarès du Forbes est le même que celui de TJN et il nomme quatre États de l’UE.

La «régulation» des places offshore et la farce des listes noires, grises ou blanches

Le G7 et l’OCDE ont créé des instances de régulation des PF. Pour le G7, c’est le GAFI qui est chargé de tout ce qui concerne le blanchiment d’argent. Mais dès le 13 octobre 2006, la liste du GAFI s’est trouvée vide. Il n’y a donc aucun voyou dans le monde cherchant à blanchir de l’argent sale. La liste de l’OCDE concerne les PF. Le film des tribulations de cette liste, depuis le G20 de Londres, en avril 2009, est ennuyeux ; tout raconter serait long! Donnons la fin du film. Depuis mai 2009 les listes grise et noire sont vides. Il n’y a donc plus de PF. Pour être sur la liste blanche, il suffit de signer des accords d’informations fiscales réciproques avec douze États. Monaco, un PF bien connu, a signé de tels accords avec: Andorre, Autriche, les Bahamas, Belgique, Liechtenstein, îles Samoa, Saint-Marin, États-Unis etc.; qui tous sont des PF.

Mais qu’en pensent les gens informés? Selon Warren de Rajewicz, on peut dire en 2010 que «Non seulement les paradis fiscaux ne sont pas morts, mais ils sont même devenus plus performants, plus adaptés à l’économie mondiale actuelle, et ils permettent toujours de faire de très grosses économies fiscales [7].» Selon Miret Zaki, rédactrice en chef du magazine économique de Genève Le Matin, à la suite des divers sommets du G-20, le secret bancaire a reculé [8]. L’accès aux PF est devenu plus difficile pour les «petits riches» mais d’autant plus juteux pour les «gros riches et les multinationales». Les PF européens, et la Suisse en particulier, ont perdu des sommes importantes qui se sont transférées vers les Trusts anglo-saxons. Ces Trusts offrent une opacité plus grande qu’un secret bancaire quelque peu déstabilisé.

Les PF, vecteurs d’une évasion fiscale qui alourdit le déficit des États, amènent la finance, et une bonne partie de l’économie, hors de portée des régulations étatiques. Ils contribuent ainsi à affaiblir la démocratie pour la transformer en démocrature au service de l’oligarchie financière.

La crise? Laissons la parole à Miret Zaki: «Mais de quelle crise parle-t-on? Le monde est-il moins riche aujourd’hui qu’hier? La richesse globale n’a jamais été aussi élevée. Le PIB mondial a été multiplié par 45 entre 1960 et 2008, passant de 1344 milliards de dollars courants à 60 600 milliards». Mais «la valeur ajoutée créée par l’économie réelle, convertie en bénéfices, très hauts salaires, bonus individuels, gains en capital et dividendes, est aspirée par le haut de la pyramide des richesses et seule une faible partie retourne à la collectivité sous forme d’impôts [9]».

Le capitalisme est arrivé au point où la quantité de capital accumulé rend la valorisation de ce capital quasi impossible. C’est la raison d’une crise que les aventures impérialistes, et l’abaissement du niveau de vie des peuples ne peuvent qu’aggraver. L’humanité doit construire un monde économe, pacifique et solidaire: le contraire du capitalisme ultralibéral.

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[1] Ce texte en ligne a été remanié. Nous invitons les lecteurs intéressés à consulter le format pdf ci-joint pour consulter toutes les références de l’auteur (NDLR)
[2]  Édouard Chambost, Guide des Paradis Fiscaux, Lausanne, Favre, 2005, p. 453-460
[3]  Christian Chavagneux et Ronan Palan, Les Paradis Fiscaux, Paris, La Découverte, 2007, p. 65.
[4]  Warren de Rajewicz, Guide des nouveaux Paradis Fiscaux, Lausanne, Favre, 2010, p. 186-187.
[5]  Xavier Harel, La grande évasion, Le vrai scandale des paradis fiscaux, Paris, Éditions Les liens qui libèrent, 2010, p. 107.
[6]  Édouard Chambost, op. cit.
[7]  Warren de Rajewicz, op. cit., p. 43.
[8]  Myret Zaki, Le Secret bancaire est mort, Vive l'évasion fiscale, Lausanne, Favre, 2010, p. 73.
[9]  Ibid., p. 17-18.

 

Vous lisez présentement:

 
Les paradis fiscaux : une injustice fiscale
mars 2012
Pour la grande majorité des populations des pays du monde, les paradis fiscaux représentent un véritable « enfer social », c'est-à-dire une échappatoire qui permet à tous les voyous millionnaires de la planète de ne pas payer leur juste part à la gestion du bien commun. Nous le verrons dans ce numéro, les preuves sont nombreuses pour démontrer que l'évasion fiscale massive est d'abord et avant tout l'affaire des élites économiques.
     
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