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Un autre modèle d’analyse de la sortie de crise de l’industrie forestière au Québec
Paul-André Lapointe
Département des relations industrielles
Université Laval
Introduction
L’industrie forestière occupe un poids considérable au Québec, en étant notamment responsable du cinquième des emplois dans le secteur manufacturier. Présente sur l’ensemble du territoire, elle se concentre principalement dans des municipalités mono-industrielles. Près de 250 municipalités au Québec se sont développées autour de la transformation du bois et dans 60% de celles-ci l’emploi dans le secteur manufacturier dépend à plus de 90% de cette activité. Quant à la présente crise, elle est d’une ampleur sans précédent, ayant entraîné près de 20 000 pertes d’emploi au cours des cinq dernières années.
À de multiples égards, l’industrie forestière est représentative du modèle de développement qui a dominé l’industrie manufacturière au cours des trente glorieuses et qui s’est transformé au cours des dernières décennies sous la double pression de la globalisation et de la financiarisation. Sous le contrôle de quelques grandes firmes multinationales, elle est centrée sur l’exploitation et la première transformation d’une ressource naturelle destinée à l’exportation. Prise par la tourmente de la financiarisation et dominée par le mouvement de création de valeur pour les actionnaires, elle a connu au cours des dernières années un mouvement intensif de fusions/acquisitions. Œuvrant dans un marché fortement cyclique, elle traverse actuellement sa quatrième crise d’importance depuis les quarante dernières années. D’un cycle à l’autre, la crise s’approfondit, témoignant ainsi de son caractère fondamentalement structurel. Dans l’actuelle crise, ce sont quatre des dix grandes papetières du secteur au Québec qui, en difficultés financières majeures, tentent une restructuration sous la protection de la loi canadienne sur les arrangements avec les créanciers des entreprises.
La crise et la sortie de crise de l’industrie forestière au Québec ne laissent aucun groupe social indifférent, qu’il s’agisse des syndicats, des coopératives, des entreprises, des communautés locales, des groupes écologiques ou des décideurs politiques. Elles soulèvent des enjeux majeurs, mettent en cause des intérêts considérables et suscitent des débats idéologiques et politiques fondamentaux quant à l’occupation du territoire et quant au modèle de développement à privilégier. Un rappel des principales positions dans ce débat illustre bien la gravité des enjeux. Pour leur part, les grandes papetières soutiennent :
1) qu’elles représentent le modèle qui a historiquement assuré le développement économique et l’emploi dans de nombreuses communautés locales, tout en faisant un usage raisonnable de la forêt;
2) que la crise est principalement due à trois séries de facteurs :
2.1. des facteurs conjoncturels (hausse du dollar canadien et effondrement de la construction domiciliaire aux États-Unis, notamment) sur lesquels elles sont impuissantes;
2.2. des facteurs structurels (faible taille des scieries et des papeteries, éloignement des parterres de coupe, faible diamètre des billes et hausse des coûts de transport), surmontables grâce à des politiques étatiques appropriées;
2.3. d’autres facteurs structurels (développement des médias électroniques et diminution en conséquence de l’importance des médias en format papier et concurrence d’entreprises dans les pays du Sud utilisant des matières premières à très bas prix) pour lesquels d’autres stratégies d’affaires sont nécessaires;
3) que la sortie de crise doit résider dans un soutien approprié de l’État, à la hauteur de leur contribution au développement économique et à l’emploi, permettant de passer au travers d’une conjoncture difficile, de concentrer la production dans des usines de plus grande taille, d’accéder aux parterres de coupe les plus rentables et de développer d’autres produits et d’autres marchés.
La contre-argumentation, portée principalement par les groupes écologiques et les représentants des communautés locales, insiste plutôt sur les points suivants :
1) le modèle de développement des grandes papetières a surexploité la forêt et créé des communautés excessivement dépendantes des activités économiques des grandes papetières;
2) la crise, d’ordre structurel, est celle de ce modèle de développement porté par les grandes papetières;
3) la sortie de crise ne saurait résider dans le seul soutien aux grandes papetières, qui sont dans les circonstances bien peu crédibles; elle devrait absolument contribuer au développement et à la coexistence harmonieuse d’une diversité de modèles, plus respectueux de l’environnement, mieux susceptibles d’assurer la pérennité de l’emploi et la revitalisation des communautés locales.
Hormis le succès de l’Erreur boréale de Richard Desjardins, la contre-argumentation n’a pas la partie facile et ne dispose pas des mêmes moyens pour défendre ses positions. Sa crédibilité est trop souvent déniée par une représentation l’associant à une utopie, sans réalisme économique et sans fondement scientifique. Pour pallier cette représentation, il apparaît nécessaire de construire d’autres outils analytiques. En proposant un autre modèle d’analyse [1], nous voudrions contribuer à cette tâche.
Deux grandes approches théoriques
Le modèle d’analyse proposé s’appuie sur deux grandes approches théoriques :
1.1 Institutions et modèles socio-productifs
La réalisation d’activités économiques requiert une coordination entre les acteurs pour résoudre nombre de problèmes d’ordre multiple : fixation des prix et des volumes de production; accès aux technologies, au capital et aux matières premières; enfin, recrutement, formation, rémunération et gestion de la main-d’œuvre. Cette coordination se réalise dans le cadre d’arrangements institutionnels ou d’institutions que l’on peut regrouper dans un modèle socio-productif, qui se déploie dans un secteur industriel ou sur un territoire donné, qu’il soit local, régional ou national. Des relations de correspondance et de complémentarité prennent place entre les diverses institutions constitutives d’un modèle socio-productif et la richesse de ces relations en influencent grandement les performances. Une complémentarité existe entre deux institutions lorsque la présence de l’une augmente les bénéfices de l’autre. Un grand nombre de recherches ont porté sur les comparaisons internationales des modèles nationaux en vue d’expliquer les différences dans les performances que les pays obtiennent au chapitre de l’emploi, de la croissance économique, de la capacité d’innovation et de la répartition des revenus. Plusieurs de ces travaux ont étudié l’influence que les relations entre le système financier et l’industrie exercent sur le système des relations industrielles. Ils ont notamment dégagé deux modèles : l’un caractérisé par un capital patient, principalement contrôlé par les banques établissant des relations à long terme avec l’industrie, qui induit une plus grande stabilité d’emploi et une plus grande flexibilité organisationnelle; l’autre se distinguant par une place plus grande accordée à la bourse et aux actionnaires dans le financement des entreprises et par une plus grande vulnérabilité des salariés.
1.2 Territoires et communautés locale
La mondialisation et la décentralisation de l’État ont revalorisé les territoires, désormais associés à la construction d’avantages concurrentiels. Auparavant pourvu d’un statut passif de réceptacle de l’activité économique ou de pourvoyeur de ressources naturelles, le territoire est désormais considéré comme un construit, résultant des stratégies des acteurs sociaux et jouant un rôle actif dans le développement économique. Les relations sociales, non marchandes, caractérisées par la coopération, la confiance et la cohésion, ainsi appréhendées comme du capital social, contribuent au développement économique. En rapprochant les acteurs, le territoire devient un milieu propice à l’enrichissement de ce capital social qui pourra dès lors servir à la construction de dispositifs appropriés de coordination des activités et des acteurs. La cohabitation sur un même territoire, soit la proximité géographique, facilite les apprentissages de même que la circulation des informations et des connaissances, particulièrement lorsqu’il s’agit de savoirs tacites; elle améliore les relations de coopération et de confiance et enrichit le capital social. En conséquence, les territoires se distinguent en regard de leur développement selon la capacité de leurs acteurs à tirer profit de la proximité géographique pour enrichir la proximité organisée et créer des dispositifs de gouvernance, reposant sur des compromis légitimés. Outillés de la sorte, les acteurs sont mieux à même de coopérer et d’innover dans la résolution de problèmes productifs et la mise en œuvre de projets de développement.
Ces deux grandes approches sont complémentaires. D’une part, elles permettent une appréhension de l’ensemble des dimensions pertinentes à l’étude des modèles de développement. D’autre part, les faiblesses de l’une sont compensées par les forces de l’autre. Les recherches sur les modèles socio-productifs sont avant tout macro-économiques. De plus, elles accordent une telle importance aux complémentarités institutionnelles que les modèles acquièrent une très forte inertie et qu’il devient excessivement difficile d’appréhender les innovations sociales et le changement. En revanche, les études sur le territoire et le local permettent une bonne prise en compte des dynamiques sociohistoriques et de l’émergence des innovations sociales. Toutefois, dans cette approche trop axée sur le microsocial, les dimensions structurelles des rapports sociaux, caractérisées par les conflits d’intérêts et de pouvoir, les tensions et les contradictions, sont largement ignorées. Or, la prise en compte des tensions et des contradictions est d’une importance primordiale: elles constituent la base des changements et des innovations sociales et lorsqu’au sein d’un modèle de développement elles sont mal maîtrisées, elles en fragilisent considérablement la pérennité.
Dimensions du modèle d’analyse
Notre modèle d’analyse est constitué de trois paliers qui s’agencent d’une manière logique et qui s’emboîtent à la manière de poupées russes. Le premier palier, celui des modèles socio-productifs, associe le modèle d’affaires et le mode de gouvernance des entreprises à la qualité du travail et de l’emploi qu’elles offrent à leurs salariés. En établissant des rapports avec le territoire par le biais du mode d’accès aux ressources et du mode d’ancrage territorial des entreprises, chaque modèle socio-productif définit une configuration productive et territoriale. C’est le deuxième palier d’analyse. Un modèle socio-productif et une configuration productive et territoriale s’appliquent à une entreprise, voire à une usine. Enfin, plusieurs configurations productives et territoriales, soit plusieurs entreprises ou plusieurs usines, coexistent sur un même territoire : les relations qu’elles établissent entre elles, d’une part, et le mode de gouvernance territoriale qu’elles se donnent, en interaction avec d’autres acteurs sociaux concernés par le développement local, d’autre part, définissent une configuration territoriale de développement ou un modèle de développement. C’est le troisième palier d’analyse.
1. Modèles socio-productifs
1.1. Modèle d’affaires et mode de gouvernance des entreprises. De la grande corporation aux coopératives, en passant par les petites et moyennes entreprises, il y a une diversité d’entreprises qui se distinguent non seulement par leur taille et la localisation de leur centre de décisions, mais qui se démarquent également par leur modèle d’affaires, caractérisé par une production de volume de produits standardisés ou une production de qualité de produits dédiés, et leur mode de gouvernance, dominé par les gestionnaires, les propriétaires, les financiers ou l’ensemble des parties prenantes.
1.2. Qualité du travail et de l’emploi. Cette dimension porte sur les relations et l’organisation du travail, sur les conditions de travail et d’emploi ainsi que sur les mesures de formation et de protection de l’emploi. Dans l’industrie forestière, la qualité du travail et de l’emploi est fortement hiérarchisée et associée à la place que les milieux de travail et les entreprises occupent dans la filière : elle diminue au fur et à mesure que l’on quitte les positions dominantes, occupées par les usines de pâtes et papiers, pour se rapprocher de la récolte et des travaux d’aménagement, où dominent la précarité et les faibles salaires, en l’absence quasi-totale de syndicalisation. Le compromis social à la base du modèle dominant, dans les usines de pâtes et papiers, associait la pérennité de l’emploi à celle de l’entreprise. Il s’est, dans plusieurs usines, rénové avec la crise des années 1990 sous la forme de partenariat patronal/syndical. Or, avec les récentes fermetures d’usine et la domination des actionnaires, il a été véritablement remis en cause.
2. Configurations productives et territoriales
2.1. Mode d’accès aux ressources. Comme facteur déterminant l’accès aux ressources, le régime forestier, actuellement en redéfinition au Québec, représente un enjeu majeur. Le régime actuel établit un lien entre l’usine de transformation du bois, soit la scierie et la forêt. La redéfinition de ce lien représente un enjeu majeur : les grandes entreprises papetières favorisent un lien entre entreprise et forêt, afin de pouvoir regrouper et consolider les capacités de production dans un petit nombre de très grandes scieries, alors que les collectivités locales cherchent à consolider l’emploi local par l’établissement d’un nouveau lien entre la communauté et la forêt.
2.2. Mode d’ancrage territorial. Cette dimension concerne le mode d’insertion de la firme ainsi que les logiques qui président à l’organisation de ses activités économiques sur un territoire donné. Ces logiques se distinguent selon deux principes de dualité.
2.2.1. En regard des ressources du territoire, deux logiques sont en opposition :
• D’une part, une logique d’exploitation des ressources, voire de prédation, au sein de laquelle les ressources du territoire sont utilisées pour le développement de la firme; cette logique crée une dépendance du territoire à l’égard de la firme et une spécialisation dans les activités industrielles mises en œuvre par ladite firme; cette situation interdit l’apparition et le développement d’activités industrielles différentes, voire tout simplement d’autres firmes, qui pourraient nuire aux activités de la firme déjà implantée sur le territoire. C’est le cas des municipalités mono-industrielles.
• D’autre part, une logique de création de ressources, au sein de laquelle les activités industrielles sont orientées vers le développement du territoire; les ressources existantes sont activées dans le cadre d’une dynamique favorable à l’émergence et au développement d’autres ressources et d’autres acteurs économiques complémentaires et diversifiés. En conséquence, les territoires développent une certaine indépendance à l’égard d’une firme ou d’une activité industrielle spécifique.
2.2.2. En regard du principe d’appartenance des activités économiques, le secteur s’oppose au territoire pour définir deux logiques contrastées :
• La logique sectorielle concerne les conditions d’accumulation du capital : produits, marchés et coûts de production; taux de profit et rentabilité; processus de production et technologie. Elle répartit les activités dans l’espace selon les dotations en ressources naturelles, les coûts de main-d’œuvre et la proximité des marchés. Elle est enfin animée par une logique d’approvisionnement, selon une temporalité déterminée par les occasions de rentabilité des capitaux investis.
• En revanche, la logique territoriale est orientée autour du développement local, du maintien et de la création d’emplois et du développement durable des ressources, selon une temporalité de très long terme devant assurer la pérennité de la communauté. Elle mise ainsi sur les multiples avantages d’un territoire, construits grâce aux effets de proximité, pour y diversifier les activités et les organiser sous la forme d’un réseau interdépendant.
Dans les faits, il existe un recouvrement des logiques : la logique d’exploitation des ressources est fortement associée à la logique sectorielle, tandis que la logique de création de ressources se conjugue plus facilement avec la logique territoriale. La présente crise de l’industrie forestière au Québec illustre la domination de la logique sectorielle et de la logique d’exploitation ressources au détriment des territoires. Dépossédés de la maîtrise de leur développement, ces derniers deviennent alors de simples variables d’ajustement dépendantes des stratégies des firmes contrôlant la chaîne de valeur.
3. Configuration territoriale de développement (ou modèle de développement)
3.1. Relations entre les configurations productives et territoriales. Ces relations prennent place au sein d’un territoire donné. Elles prennent des formes différentes qui s’étendent sur un continuum borné par deux formes opposées. À une extrémité, les relations sont de nature hiérarchique et reposent sur la domination d’une entreprise principale qui est en mesure de définir les conditions de production et de rentabilité des autres entreprises qui sont en position de subordination et de sous-traitance. L’amélioration des performances de l’entreprise principale se fait le plus souvent au détriment des entreprises secondaires. À l’autre extrémité, les entreprises établissent des relations de coopération et de complémentarité, favorables à l’amélioration des performances de chacune d’entre elles. Dans l’industrie forestière, la configuration territoriale de développement actuellement en crise se caractérise par la domination des grandes papetières, qui attirent vers elles la majeure partie de la ressource forestière pour la transformer en un produit de base fabriqué en grande quantité pour l’exportation, tandis que les autres entreprises, notamment les coopératives et les scieries indépendantes, interviennent comme simples vecteurs d’approvisionnement. Cette situation freine le développement de modèles alternatifs en compétition pour d’autres usages de la forêt. Pour dépasser cette situation, il est nécessaire de mettre en place de nouvelles relations entre les différents niveaux de la filière pour y intégrer la logique territoriale et appuyer l’émergence et le développement de modèles alternatifs. Quant à ces derniers, davantage inspirés par la logique territoriale, ils ne peuvent négliger la nécessité de produire pour un marché, souvent de dimension internationale, et doivent en conséquence trouver des produits et des modes de production qui leur procurent un avantage concurrentiel et, cela, même sur les marchés internationaux.
3.2. Mode de gouvernance territoriale. Cette dimension renvoie aux règles et aux dispositifs de coordination des acteurs et des activités économiques construits sur un territoire donné. Avant l’apparition de la crise actuelle, le mode de gouvernance territoriale était très largement dominé par les grandes papetières. Avec la crise, il se redéfinit plus ou moins profondément pour y inclure d’autres acteurs concernés, estimant que le développement local et l’emploi sont des enjeux trop importants pour être laissés entre les mains des seules grandes papetières. Face aux menaces pesant sur la pérennité de leur communauté, les acteurs sociaux concernés construisent des alliances et innovent pour assurer la survie des usines menacées de fermeture, relancer des usines fermées et mettre en œuvre de nouvelles activités économiques sur la base des ressources de la forêt. Les coalitions d’acteurs qui se forment alors sont de composition variable selon les innovations sociales privilégiées et les communautés d’appartenance. La construction de coalition durable d’acteurs et le renforcement de la cohésion sociale au sein de la communauté représentent des défis majeurs auxquels sont confrontés les acteurs sociaux. Pour relever ces défis, ils doivent négocier les compromis acceptables et mettre en œuvre les dispositifs appropriés de gestion de leurs divergences. Ces actions sont d’une importance majeure, car elles influencent grandement le succès et la pérennité des projets de développement local.
Typologie des configurations productives et territoriales
Les trois axes de la figure 1 représentent les trois dimensions constitutives de chacune des configurations productives et territoriales. Le premier axe, soit les rapports au territoire, définit l’ancrage territorial. Les rapports au territoire sont soit déterminés par la rentabilité des capitaux, selon les logiques, sectorielle et d’exploitation des ressources, ou par le développement local, selon les logiques, territoriale et de création de ressources. Le deuxième axe représente la qualité du travail et de l’emploi qui varie entre deux pôles, selon qu’elle est élevée ou faible. Le troisième axe concerne la propriété et la gouvernance des entreprises; il peut prendre deux formes opposées selon que la propriété et le centre de décision sont situés à l’extérieur du territoire, comme dans le cas des grandes firmes multinationales, ou à l’intérieur du territoire, comme dans le cas des PME et des coopératives.
Il est possible de construire différents modèles ou idéaux types qui s’appliquent aux établissements industriels du secteur (ou aux entreprises, selon le cas). Le modèle industriel (fordiste) est le modèle dominant. Réunissant des établissements qui sont la propriété de grandes entreprises dont le centre de décisions est situé à l’extérieur du territoire, il exploite la forêt pour y fabriquer en grande quantité un produit standardisé destiné à l’exportation. Les rapports au territoire sont subordonnés à la rentabilité des capitaux, selon les logiques, sectorielle et d’exploitation des ressources. En conséquence, le maintien d’activités sur le territoire est fonction de l’accès aux ressources (volume, qualité et coûts) et de la demande sur les marchés d’exportation. Hormis la vulnérabilité de l’emploi, la qualité du travail et de l’emploi y est plutôt élevée, car les établissements sont en presque totalité syndiqués et les syndicats ont réussi historiquement à construire un bon rapport de force, grâce notamment à des stratégies de négociations sectorielles. Le faible attachement au territoire que manifestent les firmes dominantes de ce modèle est bien illustré par leur exigence d’une clause de non-concurrence imposée aux propriétaires qui voudraient éventuellement relancer la production dans une usine fermée qu’ils auraient acquise des grandes papetières. En vertu de cette clause, les nouveaux propriétaires ne pourraient pas fabriquer les mêmes produits qu’avant la fermeture parce qu’ils feraient ainsi concurrence à d’autres usines de l’ancien propriétaire spécialisées dans la même production.
Dans la partie gauche de la figure 1, les tensions résident dans la fragilité de l’emploi et la domination par les grandes firmes qui ont peu d’attachement au territoire. Ces tensions sont exacerbées par la financiarisation des firmes. Un grand nombre d’établissements ont mis en œuvre des innovations sociales dans la seconde moitié des années 1990, dans le sillage de la crise d’alors. Ces innovations sociales ont pris la forme d’innovations organisationnelles (flexibilité et participation) et du partenariat (coopération dans les relations de travail, participation syndicale à la gestion locale et transparence économique). Dans le cadre de ce modèle partenarial, les acteurs ont noué un compromis autour d’une plus grande sécurité d’emploi pour les travailleurs en échange de l’acceptation des innovations organisationnelles. Dans la crise actuelle, avec la remise en cause de la sécurité d’emploi, le modèle n’a pas tenu le coup. La logique de sécurisation et de partenariat entre alors en contradiction avec la celle de financiarisation et les stratégies d’affaires axées sur les rendements pour l’actionnaire et la minimisation des coûts. En fait, certains établissements phares de ce modèle ont récemment fermé leurs portes, comme AbitibiBowater à Donnacona et Domtar à Lebel-sur-Quévillon; dans le cas de cette dernière usine, il s’agit plus spécifiquement d’un lock-out qui dure depuis plus de cinq ans.
Dans la sortie de la crise actuelle, les firmes et les établissements du modèle fordiste industriel dominant hésitent devant l’alternative suivante :
• soit, la concentration de la production dans de méga usines spécialisées dans les grands volumes de produits standardisés, c’est-à-dire une option incarnée dans le modèle industriel dominé par la finance; l’introduction de ce modèle s’accompagne d’une mise en concurrence des travailleurs et des territoires et d’une dégradation de la qualité de l’emploi et du travail;
• soit la spécialisation dans de nouveaux produits à contenu technologique élevé et à forte valeur ajoutée, représentant une nouvelle version du modèle de partenariat (le cas de Domtar à Windsor). La mise en œuvre de cette option exige toutefois des investissements élevés en recherche et développement qui, en l’état actuel, sont difficiles à envisager de la part des grandes papetières aux prises avec des difficultés financières exorbitantes.
Dans la section droite de la figure 1, on retrouve les deux modèles, entrepreneurial et coopératif. Ils se distinguent par leur attachement au territoire, la propriété locale des usines, une qualité inférieure au chapitre des conditions de travail et d’emploi ainsi que par leur subordination au modèle industriel dominant. L’attachement au territoire et la présence d’entrepreneurs, privés ou collectifs, issus du milieu, confèrent à ces modèles un certain caractère communautaire qui se traduit, notamment dans le cas du modèle coopératif, par la priorisation, parmi les objectifs économiques, de la pérennité de la communauté. Les usines du modèle entrepreneurial sont principalement spécialisées dans les activités du sciage. Certaines usines œuvrent toutefois dans la deuxième et troisième transformation du bois.
L’entreprise Maibec dans la Beauce et les Chantiers Chibougamau se distinguent particulièrement avec des produits à forte valeur ajoutée et dédiés à l’industrie de la construction. Les tensions au sein de ce modèle se concentrent sur la propriété et leur dépendance à l’égard des grandes firmes du modèle dominant. Leur survie dépend en partie des copeaux vendus aux grandes papetières. En revanche, étant donné la nature du régime forestier actuel, le fait qu’elles détiennent des droits d’accès à l’exploitation de la forêt devient un facteur d’attrait majeur pour les grandes papetières. Vulnérabilité et attrait ont, dans le passé récent, engendré un vaste mouvement d’acquisitions des scieries indépendantes par les grandes firmes. Aujourd’hui, c’est plus de 70% des scieries qui sont intégrées aux grandes papetières.
Au centre de la figure 1, dans la partie supérieure, nous retrouvons la présence de modèles hybrides, conjuguant certaines caractéristiques des modèles de base que sont les modèles, partenarial, entrepreneurial et communautaire. Dans l’histoire des trente-cinq dernières années, deux cas se sont particulièrement illustrés par l’hybridation des modèles, partenarial et entrepreneurial (Tembec) et des modèles, entrepreneurial et communautaire (Cascades). Ces cas sont toutefois fragiles, comme en témoigne l'évolution récente. Dans le sillage de ses difficultés financières, Tembec a dérivé vers le modèle industriel dominé par la finance, alors que Cascades épouse de plus en plus, avec l’expansion de ses activités sur de multiples territoires, les comportements de la grande firme en se détachant de son milieu d’origine. L’hybridation des modèles demeure toutefois, en maintes circonstances, une avenue encore privilégiée par les acteurs sociaux aux prises avec les difficultés économiques dans les communautés mono-industrielles. Elle permet notamment de faire appel à de larges coalitions d’acteurs. La vulnérabilité majeure de l’hybridation réside cependant dans le cumul des tensions et des contradictions des modèles de base et dans la difficulté de construire des cohérences et des complémentarités durables entre les dimensions constitutives du nouveau modèle hybride.
Dans la partie supérieure de la figure 1, on retrouve les modèles communautaires. Ils se caractérisent par la participation de la communauté à la propriété des entreprises, une production pour les bénéfices de la communauté, une reconnaissance des multiples usages de la forêt, en accord avec les préoccupations locales, et un développement durable de la forêt. Bien que faiblement diffusés, ils sont néanmoins source de projets mobilisateurs pour les communautés dépendantes de la forêt et orphelines des grandes firmes qui dominaient encore jusqu’à tout récemment toutes leurs activités. Il existe une pluralité des modèles communautaires alternatifs : fermes forestières, forêts habitées, forêts de proximité, coopératives, (coopératives de travailleurs actionnaires, coopératives de travail et coopératives de solidarité) et nouvelles formes d’entreprises (voir, par exemple, le secteur des Coteaux).
Quant au modèle coopératif, il se concentre en général dans la coupe du bois et les travaux d’aménagement. Les coopératives sont responsables pour environ le tiers des activités dans ce sous-secteur. Elles sont toutefois en déclin, ayant enregistré depuis les dix dernières années une baisse de 30% au chapitre de l’emploi. Certaines coopératives réussissent cependant à intégrer leurs activités jusqu’à la transformation du bois. En général, le modèle coopératif est traversé par la double difficulté de concilier les logiques, syndicale et coopérative, et de concilier l’amélioration des conditions de travail et d’emploi avec les intérêts des membres. Ces tensions sont d’autant plus fortes que les coopératives sont plus dépendantes des grandes papetières et qu’elles sont davantage spécialisées dans les activités primaires, qui offrent les pires conditions de travail et d’emploi et se distinguent en outre par un très faible taux de syndicalisation. Ce sont là les caractéristiques du vieux modèle coopératif, qui regroupe des coopératives ne détenant généralement pas de CAAF et qui sont le plus souvent dans une situation de sous-traitance à l’égard des grandes papetières. C’est le cas notamment de la Coopérative forestière de Girardville, au Lac-Saint-Jean, qui ne détient pas de CAAF et qui emploie plus de 450 travailleurs, dont moins de la moitié sont membres de la coopérative. Pour alléger leur subordination, voire se libérer de la dépendance à l’égard des grandes firmes, les coopératives s’orientent vers l’intégration de leurs activités en aval et vers de nouveaux usages de la forêt. Elles sont ainsi associées au nouveau modèle coopératif qui éprouve néanmoins d’importantes difficultés à maîtriser la double tension au cœur du mouvement coopératif (voir entre autres l’opposition de Boisaco à la syndicalisation de ses travailleurs). D’autres plus rares, d’origine plus récente, se lancent dans des produits novateurs, avec une approche de gestion intégrée de la forêt, optimisant ses multiples usages et en s’appuyant dans certains cas sur le concept de forêts habitées ou forêts de proximité (le cas de la Forêt de l’Aigle dans la région de Gatineau).
Conclusion
Trop souvent la pensée unique domine le discours et les représentations de la crise et de la sortie de l’industrie forestière. Cette domination repose sur une matérialité bien concrète. Les grandes papetières ont réussi au fil des décennies à maintenir, selon les logiques, sectorielle et d’exploitation des ressources, leur domination sur l’industrie de la forêt. Nombre de communautés locales sont ainsi devenues largement, sinon totalement, dépendantes à l’égard de la présence et des activités économiques des grandes papetières. Il en est de même pour les travailleurs, en ce qui concerne leur emploi. En outre, les activités économiques de la plupart des coopératives sont elles aussi insérées dans des relations de dépendance et de subordination envers les grandes papetières. Lorsque l’industrie forestière est appréhendée avec ce prisme unique, une seule conclusion s’impose : point de salut, hors des grandes papetières. Cependant, cette conclusion est loin de cerner toute la réalité. Les grandes papetières sont très largement responsables de la crise actuelle et malgré les crises précédentes qu’elles ont traversées au cours des dernières décennies, elles n’ont pas modifié leurs stratégies. Leur programme de sortie de crise, en maintenant leur domination sur l’industrie, s’inscrit dans la trajectoire qu’elles ont suivie dans le passé et l’avenir qu’elles proposent comportera très certainement une succession de crises toujours plus accentuées les unes que les autres. Enfin, actuellement empêtrées dans des difficultés financières apparemment insurmontables, les grandes papetières ont-elles même les ressources pour réaliser leur programme, en dépit d’un éventuel soutien massif de l’État ?
Force est donc de se tourner vers d’autres acteurs et d’autres logiques de développement, que le modèle d’analyse proposé dans cette contribution a voulu mettre en lumière. Permettre à ces acteurs et à ces logiques de quitter la marginalité et la dépendance, auxquelles les avaient jusqu’à maintenant confinés les grandes papetières, et leur donner les ressources pour qu’ils puissent innover et se développer, voilà le véritable chantier auquel nous convie une sortie durable de l’actuelle crise de l’industrie forestière au Québec.
Références bibliographiques
Asselin, Hugo. 2007. Emplois en dents de scie. Exploration des facteurs invoqués pour expliquer les crises dans l'industrie forestière québécoise. Rapport indépendant produit pour Greenpeace Canada.
Bagilishya, Olivier. 2009. Portrait de l’industrie forestière au Québec. Québec, Université Laval : ARUC – Innovations, travail et emploi.
Boyer, Robert et Michel Freyssenet. 2000. Les modèles productifs. Paris : La Découverte.
Laurent, Catherine et Christian Du Tertre. Dir. 2008. Secteurs et territoires dans les régulations émergentes. Paris : L’Harmattan.
Pecqueur, Bernard et Jean-Benoît Zimmermann. Dir. 2004. Économies de proximités. Paris : Lavoisier.
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[1] Ce modèle d’analyse a été développé au sein du Groupe de recherche sur les enjeux socio-territoriaux de l’industrie de la forêt au Québec (GRESTIFQ).