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Regards sur les approches de pauvreté et intervention (1re partie)
Lise St-Germain
Centre de recherche sociale appliquée (CRSA)
Doctorante en Sciences humaines appliquées, UdM
La montée des inégalités et la complexification du problème
Paradoxalement, en même temps que la richesse ne cesse de croître et que, globalement, de manière absolue, nous vivons mieux, plus longtemps et en meilleure santé qu’avant, il n’en demeure pas moins que les écarts d’inégalités au Québec ne cessent de se creuser depuis les dix dernières années.
Par ailleurs, nous observons depuis vingt ans une complexification toujours grandissante de la problématisation de la pauvreté, qui a mis à dure épreuve le travail de terrain des intervenants, les manières d’appréhender les multiples facettes de la pauvreté et les solutions qui en découlent. Cette complexification, combinée aux transformations des politiques publiques et de la gouvernance étatique, influencent la manière dont se déploient les solutions en matière de lutte contre la pauvreté et les pratiques sociales qui en découlent.
1. La pauvreté, une question en mouvement
La pauvreté est une question de tous les temps mais, d’une époque à l’autre, de décennie en décennie, elle s’est beaucoup transformée jusqu’à ce qu’elle devienne, au tournant des années 1980, au cœur de la nouvelle question sociale. Selon les époques, la question de la pauvreté n’apparaît pas de même nature, ne relève pas de mêmes conceptions, ne soulève pas les mêmes défis. Durant les années 1960-1970, en pleine montée de l’État-providence, la pauvreté est davantage perçue comme une «pauvreté héritée» de génération en génération qui touche principalement les personnes victimes de handicaps. Les années 1980-1990 sont plutôt marquées par de nouvelles formes de pauvreté provoquées par la crise économique et de l’emploi. Plusieurs personnes sont happées par les effets néfastes d’une conjoncture économique difficile et qui perdure: la crise de l’emploi. Avec elle se précarise le marché du travail, les statuts se vulnérabilisent, les protections sociales se fragilisent, le tissu social se fragmente et les espaces traditionnels de socialisation se décomposent, comme l’a démontré Castel dans Les Métamorphoses de la question sociale [1].
Depuis les vingt dernières années, cette question se présente comme une réalité de plus en plus complexe et le phénomène se décline en de multiples réalités que l’on parle de pauvreté, de marginalité, d’exclusion, de souffrance sociale ou encore de pauvreté laborieuse pour rendre compte de la réalité de la pauvreté en emploi qui prend de plus en plus d'expansion [2] en France et au Canada puis au Québec tel que le révèle un récent rapport sur les travailleurs pauvres montréalais. La catégorie des travailleurs pauvres occupe une importante part de la littérature sur la pauvreté depuis le milieu de la décennie 1990. Au-delà du débat scientifique sur sa définition et les manières de la dénombrer [3], le phénomène de la pauvreté laborieuse révèle la portée des transformations et de la déstructuration du marché du travail et ses incidences sur la croissance des inégalités salariales et l’effritement des protections sociales. La pauvreté laborieuse s’avère d’autant plus un enjeu lorsque nous la situons dans le contexte des sociétés marchandes où l’accès à l’emploi rémunéré demeure la première source de sécurité matérielle et où le travail constitue un des principaux vecteurs de construction de l’identité sociale (lire Concialdi, L’extension de la pauvreté laborieuse).
La nouvelle figure de la pauvreté en emploi oblige à questionner la croyance voulant que la pauvreté est le lot des personnes hors emploi. Cette réalité pose l’enjeu du clivage possible entre les deux catégories de personnes pauvres (hors emploi et emploi). Ce clivage accentué par une opinion publique qui tolère moins la pauvreté hors emploi que celle en emploi. Par conséquent, elle s’avère une cible plus propice des politiques de protection sociale qui ne sont d’ailleurs pas construites pour gérer les risques sociaux de la pauvreté hors emploi. Rappelons-nous que les politiques sociales ont été élaborées pour couvrir principalement les risques des travailleurs et ce n’est que face aux défis provoqués par les crises (économiques, emploi, structures familiales) que les États ont été appelés à transformer les finalités des politiques sociales pour leur donner une mission de lutte contre la pauvreté. Pour ces raisons, la question de la pauvreté laborieuse interpelle particulièrement celle de la refonte des politiques de protection sociale combinant à la fois les revenus de travail et les revenus de transfert.
Sous l’effet des grandes transformations sociétales (globalisation et mondialisation de l’économie, développement des technologies et avènement de la société des savoirs, montée du néolibéralisme, transformation du marché du travail, des modes de vie, des structures familiales, changements démographiques), de la montée des coûts sociaux, de l’inefficacité des politiques publiques, les enjeux sur la question sociale de la pauvreté apparaissent de plus en plus percutantes et ont mobilisé la société québécoise à s’engager vers des voies inédites afin de trouver des réponses novatrices à la crise de l’emploi, à celle du lien social, à la crise de confiance face aux pouvoirs publics. Ces réponses sociales s’actualisent dans plusieurs domaines: santé et services sociaux, éducation, emploi, développement local et régional, action communautaire. Elles s’aménagent autour d’une nouvelle figure de l’État, qui passe du modèle providentialiste au modèle d’État partenaire. Ce modèle se traduit aussi dans le développement des pratiques sociales en matière de lutte contre la pauvreté où l’ensemble des acteurs est convoqué à «faire ensemble» pour trouver des solutions novatrices et durables. Ce nouveau «faire ensemble», en action concertée, pose toutefois le défi de préciser de quoi on parle lorsque nous abordons les questions de pauvreté, qu’est-ce qui guide les orientations?
2. La pauvreté, le débat des approches
La complexité de la question pose tout le problème de la définition de la notion de pauvreté et le débat est encore loin d’être achevé. Il n’est pas simple de définir la notion de pauvreté, car il n’y a pas de consensus sur cette question. Cela dépend de la perspective utlisée pour aborder la question et à quelles fins? La multiplicité des visions et approches permettant d’appréhender la notion de pauvreté témoigne de sa complexité et des enjeux qui lui sont rattachés. Nous souhaitons mettre en lumière ce débat et exposer les paradigmes qui se logent autour du concept en présentant les diverses approches qui fondent son analyse. Nous abordons en premier lieu la dimension normative du concept de pauvreté, puis sa dimension institutionnelle. Enfin, nous explorons la question depuis l’approche des inégalités sociales et nous terminons avec l’approche relative, plus près des expériences vécues et ressenties par les personnes elles-mêmes.
L’approche normative
Pour la plupart, les États se dotent d’instruments statistiques sophistiqués pour mesurer la pauvreté, la circonscrire, la dénombrer, afin de pouvoir mieux la gérer. Il s’agit là d’un paradigme. Ces instruments s’appuient sur un ensemble de théories économiques avant qu’ils ne s’imposent comme cadre pour l’élaboration des politiques publiques. Ce cadre étant lui-même assujetti à des valeurs et des normes généralisées de société – ce qui est socialement toléré, non toléré en ce qui a trait à la norme sociale de consommation, d’activités, de santé, de bien-être, etc. Ces instruments alimentent en grande partie le regard premier que nous posons sur les questions de pauvreté. Le plus souvent notre premier regard sur les problématiques est statistique.
Ces instruments statistiques permettent de produire des analyses fines à l’intérieur des catégories et des sous-catégories en faisant des croisements de données. Ces approches dites épidémiologiques nous renseignent, d’une part, sur les liens entre la condition de pauvreté et les facteurs de vulnérabilité et entre la condition de pauvreté et les comportements (tabagisme, obésité, violence, criminalité, etc.). Un deuxième niveau de ce type de données sert aux analyses comparatives de territoire. Ce sont les méthodes de géomatique qui permettent de cartographier la pauvreté spatiale des territoires (comme l’échelle Pampallon par exemple). Une fois analysées globalement, ces données permettent de mieux comprendre les transformations structurelles d’une société sur le plan du marché du travail, des structures familiales, des phénomènes de dévitalisation territoriale, de la mobilité des populations.
Par ailleurs, les études macro (à l’échelle de toute une société) s’appuient sur des indicateurs variés pour mesurer les écarts entre les catégories de population étudiées. Les mesures de pauvreté diffèrent selon les pays mais elles ont tendance à s’harmoniser vers des méthodes de plus en plus convergentes de manière à pouvoir comparer les pays entre eux dans un contexte de globalisation des économies.
Au Québec, les trois indicateurs de faible revenu les plus fréquemment utilisés sont les seuils de faible revenu (la mesure SFR), la mesure de faible revenu (MFR) et la nouvelle mesure du panier de consommation (MPC).
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Indicateurs de faible revenu
Les seuils de faible revenu (SFR) représentent une mesure relative à laquelle les groupes de lutte contre la pauvreté font le plus souvent référence. Cette mesure établit le seuil de revenu sous lequel une personne consacre 20 points de pourcentage et plus que la moyenne pour les biens essentiels que sont le logement, la nourriture et l’habillement. Selon que l’on prenne ou non en compte les effets de redistribution par la fiscalité, on parle de SFR après impôts ou avant impôts.
La mesure de faible revenu (MFR) est la mesure la plus utilisée aux fins de comparaison entre les pays. Il s’agit encore là d’une mesure relative, qui établit le seuil de revenu à moins de 50 % de la médiane des revenus. On parle aussi de MFR après impôts ou de MFR avant impôts.
La mesure du panier de consommation (MPC) est une mesure absolue qui établit le faible revenu à partir du panier de biens et de services nécessaire pour satisfaire ses besoins essentiels et être intégré socialement. Cette mesure, élaborée il y a quelques années par Statistique Canada après de nombreuses consultations, permet d’établir un seuil de faible revenu qui facilite la mesure des progrès réalisés, même si elle est plus compliquée à construire et devra être ajustée avec le temps. Des biens considérés comme non essentiels hier pourraient, demain, devenir une condition d’intégration sociale. La MPC est une mesure qui retient particulièrement l’attention.
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La construction de ces instruments pose un enjeu moral en ce sens que le développement des indicateurs suppose de devoir juger de la valeur d’une norme sociale pour définir des critères et des indicateurs. Par exemple, la définition du panier de consommation décrit ce qui est acceptable socialement pour combler ses besoins. En d’autres mots, par cette approche, chacun et chacune n’a pas droit de regard pour définir ce qui peut le mieux corresponde à ses propres besoins. Il s’agit de mesures normées qui ne prennent pas en compte la diversité des besoins et des préférences, les choix des modes de vie, la spécificité des comportements des populations, les contextes liés aux milieux de vie.
L’économiste Amartya Sen pose le problème moral de ces approches normatives en termes de «capabilités», c’est-à-dire donner à chacune et chacun la possibilité réelle de définir son bien-être et d’avoir la liberté d’accomplir le bien-être dont dispose une personne. Selon Sen, envisager la pauvreté comme un manque de liberté conduit à une tout autre perspective d’élaboration des politiques publiques et stratégies d’intervention en matière de lutte contre la pauvreté.
Sa dimension institutionnelle
La dimension institutionnelle de la pauvreté est attribuable au fait que sa gestion passe par les politiques publiques, définit par un cadre normatif. En suscitant les demandes en fonction de l’offre (le recours aux programmes et mesures), l’État intervient directement sur la définition des valeurs qu’il souhaite généraliser. La plupart des politiques et programmes dédiés aux personnes en situation de pauvreté sont structurés par une logique d’adaptation et de réadaptation, plaçant les problèmes des personnes pauvres à distance de la société et leur conférant un statut de pathologie, donc soumis à des causes individuelles. Ce qui rassemble l’identité de ces groupes est par conséquent principalement négatif et définit par l’institution qui les prend en charge (chômeur, BS, sans domicile, toxicomane, judiciarisé, etc.) (Lire De Gaulejac, Sociologues en quête d'identité).
L’approche des inégalités
Selon McAll [4], au premier niveau, les inégalités sociales sont identifiées aux inégalités de conditions (alimentation, logement, habillement, loisirs, travail) ainsi qu’à certains facteurs comme les protections sociales ou familiales. Celles-ci sont mesurées par des critères absolus (seuils de pauvreté et de faible revenu, panier de consommation, minima sociaux) et des critères relatifs (l’approche multidimensionnelle) fondés sur le concept de privation dans plusieurs domaines et dimensions de la vie. Les facteurs de causalité entre inégalités et santé sont alors pensés en fonction du revenu insuffisant.
Lorsqu’il s’agit d’expliquer ces conditions, deux courants de pensée fondent les approches. Un premier, qui met l’accent sur les comportements comme facteur explicatif de la pauvreté. Les problèmes de santé ou sociaux sont liés aux comportements ou déficits individuels. Cette vision justifie plusieurs des programmes en santé publique mais aussi d’autres types de programmes comme ceux en insertion en emploi qui fondent leur approche sur l’employabilité des personnes. Le focus sur l’employabilité des personnes implique nécessairement que les causes seront portées en termes de déficits comportementaux. On est employable ou non sur un niveau d’échelle de classification en fonction de caractéristiques souvent personnelles (son âge, son expérience, sa formation, sa compétence, son statut). La responsabilité du développement de son employabilité incombe à la personne qui doit développer ses compétences et habiletés afin de s’adapter aux conditions du marché du travail et de l’emploi. Les échecs résultent d’un diagnostic d’incapacités (sociales, relationnelles, psychologiques, physiologiques, cognitives), d’un manque de scolarité, de formation professionnelle, de capacité d’adaptation, de motivation ou d’absence d’éthique au travail. Il s’agit d’une facette prédominante qui se loge dans la stratégie québécoise de lutte contre la pauvreté. Cette même logique prévaut dans les programmes comme ceux liés aux saines habitudes de vie, ceux en lien avec le développement des compétences parentales ou plusieurs programmes en éducation.
Ulysse abonde dans le même sens pour relater les paradoxes de la Stratégie québécoise de lutte contre la pauvreté qui, d’une part, préconise de favoriser à la fois le développement économique des collectivités et les capacités des personnes mais qui, par ailleurs, recentre ses politiques d’aide financière sur la réinsertion à l’emploi, aux mesures d’activation et l’employabilité. L’approche est nettement centrée sur le renforcement des compétences et l’activation.
Alors que le premier courant sur l’approche des inégalités se concentre sur les comportements et les limites, le second fait avant tout ressortir l’impact des conditions de vie comme facteur explicatif des inégalités. Par cette approche, le fait, par exemple, de ne pas accéder au travail sera causé par des facteurs liés à l’absence de ressources (financières, transports, accès aux services de garde) et aux conditions du marché du travail, où les processus d’insertion en emploi seront analysés sous l’angle de conditions liées aux rôles des politiques publiques comme facteurs de réussite ou obstacles aux parcours. Aborder la question des saines habitudes de vie sous cet angle voudra dire de questionner les conditions d’accès aux services, aux ressources, aux loisirs pour que puissent s’actualiser et se développer des comportements et modes de vie différents.
Cela voudra dire aussi questionner les choix de développement par exemple celui de promouvoir des modes de transport alternatif favorisant le plein potentiel d’actualisation et d’adoption de nouvelles habitudes de vie (implique d’autres types d’infrastructures, d’aménagement du territoire, des coûts du transport en commun). Cela voudra dire de questionner la capacité réelle des individus (leur pouvoir d’achat) à rencontrer les exigences du guide alimentaire canadien. Partir des conditions, plutôt que des comportements, renverse l’idée forte voulant que les problèmes de l’estime de soi du développement des compétences sont les dimensions de base de la transformation des inégalités sociales. Au contraire, il serait plutôt l’indicateur révélateur des conséquences des inégalités.
Une analyse qui combine les deux approches tiendra à la fois compte des conditions objectives et structurelles et de la dimension individuelle et comportementale. Mais ce qui change dans la manière de les aborder est la direction du cheminement et l’objet sur lequel on fait porter l’analyse. Pour McAll, cet objet devrait être celui du rapport social qui demeure un défi dans un contexte où le discours dominant met en scène des individus déficitaires. Selon les approches qui mettent l’accent sur les rapports sociaux plus que sur l’individu, les inégalités de conditions et de moyens sont produites et reproduites dans le cadre des rapports entre des catégories d’acteurs. Cette conception critique des inégalités postule de déplacer le regard des conditions de vie et de santé vers les rapports producteurs et reproducteurs des inégalités.
Les approches relatives, plus près de l’expérience des individus
Beaucoup plus loin du modèle normatif, les approches subjectives de la pauvreté s’inscrivent dans une perspective compréhensive et interprétative des réalités et des expériences des personnes. La pauvreté est présentée et perçue comme une réalité construite par l’interaction d’un ensemble de dimensions. Ces approches s’attarderont au cheminement des personnes dans leurs interactions humaines et sociales et au regard des ressources qu’elles utilisent (services institutionnels, communautaires) et auxquelles elles ont accès ou non pour se sortir d’une situation qu’elles jugent inadéquate par rapport à leurs besoins.
Ces approches positionnent les individus comme aptes à penser leur cheminement, dotés de compétences, capables de recourir à des stratégies pour faire face à leur situation de vie, stratégies qui sont interprétées et relativisées toutefois par les contraintes et les déterminants sur lesquels les individus n’ont pas toujours prise.
Cette position va au-delà de l’approche de prise en charge (qui parfois peut s’avérer lourde pour les personnes), elle met en jeu les rapports d’autorité (l’intervention est un acte en soi d’autorité) entre les individus et les intervenants. Le rôle des ressources est ici mis en cause en ce sens que les modèles d’intervention et les types d’accompagnement social peuvent renforcer ou contrer le rapport normatif face aux problématiques sociales de pauvreté.
Les représentations et le sens que donnent les acteurs (sur le plan individuel et collectif) à leur réalité est la matière première des données qui constituent la base d’analyse des phénomènes. L’approche relative (ou subjective) de la pauvreté tente de mettre en évidence toute la complexité des interactions sociales entre les individus et leur environnement social, politique, économique et culturel ainsi que la multiplicité des représentations symboliques, des identités dans lesquelles s’élaborent la différenciation et la liberté des individus et des groupes.
Selon Jocelyne Lamoureux [5], les notions de pauvreté, d’exclusion, d’inégalités prennent des sens fortement différenciés selon les époques, les approches qui prévalent d’un modèle sociétal à l’autre. La notion de pauvreté, d’abord sous l’égide du discours charitable, s’est déployée autour de la question des rapports de pouvoir (absence de pouvoir, d’avoir, de savoir), alors que celle de l’exclusion s’est articulée autour de la question de la fracture sociale. Au cœur de la nouvelle question sociale de l’exclusion et du développement des nombreuses théories qui y sont associées, s’y loge l’idée d’une société cohésive qui nous éloigne du modèle de la lutte des classes. De la notion d’exclusion se sont imposés les thèmes de l’intégration et de l’insertion, positionnant les individus au-dedans ou au-dehors de la marge et analysant à fond les processus d’entrée et de sortie et la complexité des expériences.
D’autres notions, comme celle de la souffrance sociale, se sont présentées comme de nouveaux paradigmes abordant la question du point de vue de l’expérience de l’injustice. Les dimensions psychologiques et la face singulière des itinéraires expérientiels d’injustice, de pauvreté, de violence, d’inégalités s’y révèlent. Selon Bibeau [6], pour ouvrir un espace qui situe la question des inégalités dans un cadre éthique fondé sur la solidarité, il faut donner place à la notion de souffrance sociale qui est peu employée dans les politiques et les programmes publics. Parce qu’ils s’appuient sur des données probantes objectives, les politiques et les programmes ne permettent pas de nommer la souffrance qui ne cadre pas dans les modèles gestionnaires. La souffrance sociale est nécessairement relative et subjective, elle se dessine par le regard des autres sur soi et le rapport qu’entretiennent les personnes à la norme sociale.
Nous avons été à même de constater que la question sociale de la pauvreté et de l’exclusion s’est problématisée au Québec au rythme des mutations sociales. Nous avons tracé les grandes lignes de ces mutations et exploré les différents paradigmes qui orientent l’exercice de définition de la notion de pauvreté. Nous allons dans la prochaine partie explorer la question sous l’angle des pratiques d’intervention en matière de lutte contre la pauvreté.
La pauvreté dans sa dynamique de société: un défi d’intervention
Appréhender l’expérience des injustices, de la pauvreté et de l’exclusion dans sa dynamique sociétale implique de poser un regard du point de vue des acteurs qui interagissent dans la production de cette expérience: les acteurs publics, les acteurs institutionnels, les intervenants œuvrant dans les organisations, les individus concernés directement par la pauvreté. Cela implique de réfléchir à la question sur plusieurs niveaux à la fois et pose le défi d’intervenir sur plusieurs dimensions et conditions simultanément pour favoriser une sortie réelle de pauvreté.
Les défis qui sont posés aux différents acteurs qui agissent sur les questions de pauvreté, peu importe l’entrée sur le problème (emploi, décrochage scolaire, santé, revitalisation de la communauté, etc.), sont de plus en plus complexes et ne peuvent plus être relevés sans les regarder dans une dynamique de complexité et depuis l’ensemble des logiques qui traversent l’action. Les politiques publiques sont dans des logiques économiques et normatives. Les programme et mesures sont dans des logiques administratives, procédurales et de programmation. Les prestataires de service (communautaires, institutionnels, publics et parapublics, secteurs philanthropique) sont animés par plusieurs perspectives ayant des pratiques professionnelles spécifiques fondées sur des approches très différenciées mais aussi influencées et traversées par l’ensemble des regards qui sont posés sur la question sociale de la pauvreté.
Pour leur part, les individus sollicités par les programmes, mesures et politiques agissent dans des logiques relationnelles et existentielles. Des notions comme l’accompagnement, l’insertion, l’intégration, l’autonomie, la prise en charge traversent ces différentes logiques. Tous ces acteurs interviennent sur la problématique de la pauvreté avec des ressources, des pouvoirs, des autorités, une légitimité différente dans un jeu de gouvernance partagée. Les messages que nous envoyons aux personnes que nous aidons sont confus et contradictoires. La visée d’intégration d’une personne ne dépend pas que de sa seule volonté et motivation, qui par ailleurs définissent trop souvent ce que nous entendons par prise en charge et autonomisation des personnes. L’intégration relève de deux pôles: la volonté des personnes de vouloir s’intégrer oui mais la capacité de la société (des ressources, des milieux d’accueil) d’intégrer. Cela implique de déplacer le focus souvent pointé sur les personnes vers les autres pôles qui sont en cause et qui influencent aussi les trajectoires.
Dans le prochain numéro: une expérience concrète d’intervention qui combine multiples approches et regard sur l’expérience des familles pauvres dans leur rapport à l’école.
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[1] Robert Castel (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
[2] Selon la définition retenue par l’approche québécoise: «un travailleur à faible revenu est un individu démontrant un effort de travail considérable durant toute l’année mais dont le revenu familial se situe sous le seul de faible revenu. Cependant ce travailleur n’est pas nécessairement à faible revenu si l’on considère que ces besoins sont comblés non seulement à l’aide de son propre revenu mais aussi grâce à celui des autres membres de sa famille» (Gouvernement du Québec: 2005: 65). L’approche québécoise tente alors de concilier faible revenu, participation au marché du travail, revenu familial et revenu individuel.
[3] Il est tout aussi difficile de définir la notion de pauvreté laborieuse que les autres notions associées au phénomène de pauvreté. Le niveau de difficulté est lié au fait que la pauvreté laborieuse dépend d’une part de deux indicateurs (le revenu personnel et le revenu familial) et, d’autre part, du fait que le travail renvoie à des activités professionnelles individuelles et que la pauvreté renvoie à une insuffisance de ressources des ménage dans son ensemble. Donc la pauvreté se définit au niveau du ménage et le travail au niveau de l’individu. La pauvreté laborieuse a cette double caractéristique de dépendre objectivement des caractéristiques de l’emploi des individus et du niveau de vie des ménages. Celle-ci fait en sorte qu’un individu peut être faiblement rémunéré mais ne pas être considéré pauvre en fonction de son revenu de ménage, alors qu’un individu peut être catégorisé comme pauvre avec un niveau de salaire convenable parce que son revenu de ménage se rapproche de la médiane des revenus sur lequel sont calculés les seuils de faible revenu. Cette lecture est particulièrement utile pour analyser la pauvreté des femmes qui sont particulièrement touchées par la pauvreté laborieuse. Par ailleurs, il faut distinguer entre travailleurs actifs ou non actifs (ceux en chômage), ce qui ajoute une autre dimension qui influence les taux de pauvreté laborieuse.
[4] Christopher McAll (2008). «Transfert des temps de vie et perte de la raison sociale: Inégalité sociale comme rapport d’appropriation», dans Frohlich et al. (2008). Les inégalités sociales et de santé au Québec. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 87-109
[5] Jocelyne Lamoureux (2008). «Paroles divergentes, scènes inédites; subversions égalitaires: Réflexion sur la subjectivation politique» dans Louise Blais, dir. (2008). Vivre à la marge Réflexion autour de la souffrance sociale, coll. «Société culture et santé», Québec, Les Presses de l'Université Laval, p. 213-237.
[6] Gilles Bibeau (2008). « Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale », dans Blais, Louise, direction. 2008. Vivre à la marge Réflexion autour de la souffrance sociale. Collection Société culture et santé. PUL. p. 185-212.