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Volume 2, no 1 |
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Logiques financières et intégration continentale de l'industrie forestière au Québec. Éléments pour l'analyse du cas d'AbitibiBowater |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici Logiques financières et intégration continentale de l’industrie forestière au Québec. Éléments pour l’analyse du cas d’AbitibiBowaterFrançois L'ItalienCandidat au doctorat en sociologie à l'Université LavalFrédéric Hanin Professeur au département des relations industrielles de l'Université Laval
En avril 2009, un colosse de l’industrie forestière québécoise mettait un genou par terre. Née pourtant deux ans auparavant, AbitibiBowater recourait à la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers afin de procéder à une ultime tentative de restructuration financière. Dès ce moment, et grâce aux dispositions liées à cette loi, la corporation a accéléré un intense processus de restructuration interne déjà en cours, destiné à générer de nouvelles liquidités à court terme: fermeture d’usines, licenciements massifs, vente de barrages et de lots forestiers, suspension des versements aux caisses de retraite, pour ne nommer que ces mesures. Déjà, au courant de l’année précédente, AbitibiBowater avait manifesté des signes de crise, qui avait essentiellement trait à des problèmes de solvabilité: traînant une dette astronomique de 6 milliards de dollars, la compagnie laissait entendre qu’elle était de plus en plus incapable d’honorer ses obligations financières à l’égard de ses créanciers, à commencer par les caisses de retraite de ses employés. Aux prises avec le versement annuel d’intérêts atteignant 162 millions de dollars et affrontant une série d’échéances de prêts importants jusqu’en 2011, la corporation creusait inlassablement son trou, empruntant à des taux d’intérêt élevés les montants nécessaires pour rembourser des prêts antérieurs. Face à des perspectives de marché peu encourageantes pour ses produits et confrontée à l’incertitude régnant après la débâcle du système financier à l’automne 2008, AbitibiBowater ne put se fier plus longtemps aux techniques d’ingénierie financière pour se sortir de cette spirale descendante. Là sont, en gros, les principales «évidences» que la direction d’AbitibiBowater, relayée par les médias, a mis de l’avant pour expliquer sa chute récente. L’essentiel de l’argumentaire et des faits évoqués pour expliquer le recours à la Loi sur les arrangements avec les créanciers est assez simple: la compagnie a faire face, impuissante, à une «tempête parfaite», c'est-à-dire une combinaison de facteurs conjoncturels défavorables qui ont grevé sa capacité à survivre. Si le marché du papier journal s’était mieux comporté, si la crise financière de 2008 ne s’était pas produite, si les États nord-américains avaient globalement diminué le coût de la fibre, si les obligations financières à l’égard des régimes de retraite des employés n’étaient pas si élevées, si les taux de change n’étaient pas aussi désavantageux pour le secteur, bref: si tout l’environnement économique immédiat de l'entreprise n’avait montré aucune friction, alors elle serait encore au-dessus d’un seuil de prospérité acceptable. Si les historiens affirment que l’on ne fait pas l’histoire avec des «si», AbitibiBowater, quant à elle, ne s’en prive pas pour exonérer son modèle d’affaires de toute responsabilité structurelle à l’égard de cette quasi-faillite. Or, c’est précisément cet angle mort du discours de la corporation que nous aimerions analyser ici. Plus particulièrement, nous voudrions avancer l’idée selon laquelle AbitibiBowater est une transnationale présentant les caractéristiques typiques d’un modèle d’affaires qui a prévalu pour une large part du XXe siècle et qui est entré, au cours des dernières années, dans une période de crise. C’est à ce moment qu’un nouveau cadre de régulation macroéconomique du capitalisme s’est déployé, cadre où prédominent les logiques financières de valorisation et d’accumulation, et qui est caractérisé par une profonde instabilité systémique. Ayant des affinités structurelles avec ce capitalisme financiarisé, nous pensons qu’AbitibiBowater a cherché à tirer de ce cadre de régulation les ressources nécessaires pour sortir son modèle d’affaires de la crise, mais en vain: la financiarisation de ses stratégies de gestion n’a fait qu’aggraver la situation. Nous souhaiterions donc, dans les pages qui suivent, revenir d’abord sur les principales caractéristiques du modèle d'affaires d’AbitibiBowater, de manière à montrer que les logiques financières y occupent depuis longtemps un rôle de premier plan, et qu’elles ont été particulièrement mobilisées dans la reconfiguration actuelle du capitalisme. C’est sur cette base que nous chercherons ensuite à mettre en lumière la signification des événements qui se sont enchaînés de la naissance de la corporation en 2007 jusqu’à sa chute. De cette manière, nous pensons élargir le champ d’interprétation des causes qui ont mené aux restructurations actuelles dans l’industrie forestière au Québec, restructurations qui affectent au premier chef les communautés vivant de la forêt. 1. AbitibiBowater: la financiarisation d’un modèle d’affaires continentaliséAbitibiBowater a été créée en 2007 par la fusion de deux corporations, Abitibi Consolidated et Bowater, qui occupaient des positions dominantes dans les deux principales filières de l’industrie forestière nord-américaine, soit les pâtes et papiers et le sciage. Intégrées dans les circuits commerciaux et financiers globalisés, ces deux corporations rivalisaient depuis plusieurs années avec d’autres corporations similaires pour obtenir des parts croissantes des marchés mondiaux du papier journal. Soulignant l’impact de la concurrence chinoise et la baisse de la demande de la consommation en papier journal pour expliquer des pertes «substantielles» depuis le début des années 2000, Abitibi Consolidated et Bowater ont annoncé, début 2007, leur projet de fusion par échange d'actions. Cette opération financière, ont alors affirmé les hautes directions respectives, devait permettre d’éviter des rationalisations et de subir des pertes supplémentaires, en plus de procéder à des économies d’échelle de plus de 300 millions de dollars annuellement. Présentée comme le point d'orgue d'une gigantesque vague de consolidation dans l'industrie forestière nord-américaine ayant débuté en 1995, cette fusion, comme la plupart de celles qui l'ont précédée, a d'abord été saluée par la sphère financière: le cours de l’action d’Abitibi Consolidated, qui avait perdu 31% de sa valeur en 2006, a subitement bondi de 27% (+ 0,83 $) dans les heures suivant cette annonce en janvier. Une première étape venait d'être franchie. Lorsque l'opération de fusion fut complétée, en octobre 2007, AbitibiBowater formait désormais le troisième groupe papetier en Amérique du Nord avec 46% des capacités de production du continent et le huitième dans le monde, avec 16% des capacités de production mondiales. Ayant des actifs sous gestion d'une valeur de 9,4 milliards de dollars, la corporation gérait désormais près de 20 000 employés, répartis entre 31 usines de pâtes et papiers, 35 usines de produits du bois aux États-Unis, au Canada, en Angleterre et en Corée du Sud, et plusieurs bureaux commerciaux à travers le monde. En outre, la nouvelle entité voyait sa capacité d'emprunt augmenter substantiellement, notamment par la concentration de droits d'exploitation sur plusieurs dizaines de millions d'acres de forêt publique au Québec et au Canada, lesquels droits ont pu agir à titre de garantie de prêts sur les marchés financiers globaux. Cette nouvelle capacité financière semblait la bienvenue pour les deux anciens acteurs, qui ont aussi consolidé leurs passifs: AbitibiBowater est née avec une dette nette de 5,7 milliards de dollars, ce qui, on le constate au premier coup d'œil, représente un ratio d'endettement (actif vs. dette) passablement élevé pour une nouvelle entreprise. On pourrait penser, ainsi que l’énonce le discours d’entreprise, que cette dynamique de concentration organisationnelle du capital a constitué une sorte de «pis-aller» adopté par la direction des deux entreprises, une stratégie de survie qui serait essentiellement liée à la conjoncture des marchés. Pris au piège par la concurrence chinoise et la hausse des coûts de production, Abitibi Consolidated et Bowater auraient été contraints de passer par ce moyen, complexe mais globalement efficace, pour s’adapter à la nouvelle donne. À bien écouter les hautes directions, l’essentiel des motifs justifiant la consolidation ressortirait de l’environnement, non des firmes. Or, loin d’être une simple réaction à une série de contraintes «externes» à caractère conjoncturel, loin d’être une stratégie d’entreprise parmi d’autres, la fusion-acquisition constitue bien au contraire le modus operandi des corporations impliquées, c’est-à-dire l’une des caractéristiques essentielles de leurs stratégies de développement. En fait, pour le dire d’un trait, cette tendance à la croissance externe est dans les gènes de leur modèle d’affaires, un modèle d’affaires qui s’est déployé aux XIXe et XXe siècles selon une certaine configuration économique propre à l’Amérique du Nord. C'est précisément sur ce modèle, que nous désignerons ici comme étant continentalisé, que nous devons d’abord revenir avant de saisir ses modalités d'intégration aux nouveaux paramètres du capitalisme financiarisé. 1.1 L’intégration continentale de l’industrie forestière québécoise et canadienneDans un article datant de 1965, Albert Faucher trace l’esquisse d’une économie politique de l’industrialisation du Québec, en relevant, dans chacune des filières par lesquelles s’est réalisé ce processus, le caractère continental des stratégies et des structures économiques qui l’ont dynamisé. Relatant le fait que le Québec était entré dans le «nouvel industrialisme» en tant que réservoir de ressources premières destinées à alimenter le processus de production et de valorisation américain, Faucher montre que les structures économiques québécoise et canadienne étaient, dès la fin du XIXe siècle, déjà intégrées à l’échelle continentale, et que c’est sur cette base que se sont développés les acteurs économiques de premier plan: «On peut dire que, vers 1880, les grandes unités de production, et en particulier la formation d’un complexe sidérurgique dans les États américains des Grands Lacs de même que le développement des centres métropolitains avaient modifié les cadres de l’entreprise. L’industrie sidérurgique et ses dérivés, l’industrie des métaux non ferreux et l’industrie de la pâte et du papier, s’organisaient à l’échelle continentale et en fonction d’un marché nord-américain ou international [1].» Traitant plus spécifiquement de l’industrie forestière, Faucher soutient d’abord que ce secteur a exigé une capitalisation importante, qui s'accompagne d'un fort endettement initial, et en contrepartie de quoi les acteurs économiques ont dû tabler, davantage que les autres filières, sur l’intégration nord-américaine des circuits commerciaux. Ce qui se comprend: exploitant une matière première faiblement – voire pas du tout – transformée, ces acteurs transnationaux ont dû opter pour un procès de production axé sur le volume, ce qui présuppose l’existence d’un marché de la pâte et du papier relativement vaste et intégré pour écouler les stocks et réduire la concurrence par de fortes barrières à l'entrée. Le corollaire de cela est un certain type de stratégie de valorisation industrielle, typique du modèle d’affaires des grandes corporations forestières continentalisées comme AbitibiBowater, soit une stratégie basée sur l'intégration verticale pour assurer la réduction des coûts de production. Ne produisant que de la «commodité» pour des marchés de plus en plus élargis, les corporations transnationales de ce secteur n’ont vu, dès les tout débuts, aucun motif valable pour capitaliser sur les innovations organisationnelles et les produits à valeur ajoutée. Or, en Amérique du Nord, cette stratégie de valorisation connaît depuis plusieurs années des épisodes de crise de plus en plus graves, entraînant dans leur trajectoire les communautés forestières. L’actuelle crise montre, de manière toujours aussi claire, les limites du modèle dominant: rivalisant avec le reste du monde sur le plan des volumes (de pâtes, de papiers, de produits du bois), les transnationales nord-américaines doivent composer avec le fait que la Chine et le Brésil, pour ne nommer que ces pays, inondent désormais le marché américain de produits forestiers de qualité, transigés à des prix dérisoire [2]. Dans ces circonstances, plutôt que de remettre en cause cette stratégie misant sur le volume, les produits à faible valeur ajoutée et la diminution des coûts de production, Abitibi Consolidated et Bowater ont plutôt choisi d'ignorer le problème en attendant la fin de la tempête et en capitalisant sur un second aspect de leur modèle d'affaires, les fusions-acquisitions. Cela est clairement exposé par Faucher, qui recompose une partie de l’histoire des transactions réalisées dans l’industrie forestière québécoise naissante, et montre que l’intégration continentale de ce secteur a non seulement reposé sur des circuits industriels et commerciaux, mais aussi, et de manière complémentaire, sur des circuits financiers: mis à part la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean où le développement de l’industrie forestière s’est réalisé d’abord de manière entrepreneuriale et endogène, la logique dominante du secteur consistait à mobiliser les capitaux américains pour intégrer de plus en plus d’installations productives au sein d'un nombre sans cesse restreint de grandes transnationales. Par exemple, souligne Faucher, si le marché nord-américain du papier journal était contrôlé dans les années 1920 par l’International Paper, c'est parce que cette dernière était devenue une structure financière spécialisée dans l'acquisition d'usines de pâtes à l'échelle du continent: «le réseau d’usines de la Canadian International Paper [CIP], fief américain, était une filiale de l’International Paper, celle-ci étant elle-même filiale de l’International Paper & Power, de Boston. Le réseau comprenait des usines à Trois-Rivières, à Gatineau et à Témiscamingue [3]». Le cas de la CIP n’est évidemment pas isolé, puisque la plupart des grandes forestières au Québec – comme AbitibiBowater – se sont développées selon ce mode, essentiellement basé sur la fusion ou l’acquisition d’entreprises déjà existantes. L'histoire d'AbitibiBowater est jalonnée d'épisodes de fusions et d'acquisitions depuis la création d'Abitibi Pulp en 1912 qui deviendra Abitibi Power and Paper en 1913. La compagnie sera sous la protection contre les créanciers entre 1932 et 1946. À partir de 1974, la compagnie connaît plusieurs changements de nom à la suite de fusions avec d'autres entreprises. Elle connaît de nouvelles péripéties financières après la faillite, en 1992, du propriétaire américain de l'entreprise. Depuis 1997, la compagnie vit à nouveau une vague de fusions jusqu'à la création d'AbitibiBowater en 2007. Dans le cadre nord-américain du contrôle de la propriété par le marché financier, le modèle d'affaire basé sur la croissance externe implique une forte dépendance des entreprises industrielles envers le secteur financier. Bénéficiant de la circulation sans friction des capitaux nord-américains et jouissant de la relative homogénéité des processus productifs de l’industrie, les grandes entreprises forestières ont toutes capitalisé sur une concentration accrue des actifs industriels par le biais de leviers financiers permettant de contrôler les marchés. En fait, là est une seconde caractéristique forte du modèle d’affaires des corporations forestières continentalisées, soit le recours à une stratégie de développement basée sur la croissance externe. 1.2 Logiques financières et financiarisation d'AbitibiBowaterCette stratégie suppose l’extension croissante des logiques financières au sein de la direction de l’entreprise, et ce, à plus d'un titre. D’abord, en recourant aux processus de fusion et d’acquisition, les corporations doivent nécessairement faire appel à des montages financiers souvent complexes, qui reposent sur l’expertise d’une «industrie financière» pesant de tout son poids sur la nouvelle entité créée. Avec les années, en effet, une véritable division du travail est survenue entre différents acteurs du système financier (bureaux d'avocats, de courtiers, de services-conseils, d'analystes, entre autres), qui ont bien vu dans les opérations de croissance externe des occasions de réaliser d'importants bénéfices, mais surtout, d'implanter les conventions en vigueur dans la sphère financière. Plus ces montages financiers sont importants, plus le sort de la nouvelle entité dépend d'indicateurs financiers pour survivre, et plus la haute direction doit gérer la compagnie en fonction de ces indicateurs plutôt que des caractéristiques propres à l'industrie. Autrement dit, à mesure qu'elles deviennent importantes, comme dans le cas d'AbitibiBowater, les fusions-acquisitions rapprochent la «gouvernance» de la spéculation financière et éloignent de la planification industrielle. Ensuite, et corollairement à cela, les opérations de croissance externe ont pour effet de centraliser et de concentrer davantage les flux de revenus dégagés par les différentes unités de production. Plus une corporation recourt aux fusions-acquisitions comme stratégie de développement, plus elle est en mesure de coordonner et de contrôler en haut lieu les mécanismes de valorisation des actifs d'un secteur. Or, à mesure que se déploie ce processus, un double phénomène émerge: d'une part, à un certain moment, ce n'est plus tant la nature des actifs proprement dits qui importe pour la haute direction que leur degré de liquidité, c'est-à-dire leur capacité à être transigé immédiatement sur un marché. Cela suppose que la haute direction, avant d'investir dans des actifs stratégiques, doit non seulement spéculer sur les revenus futurs qu'ils généreront, mais aussi sur leur disposition à être convertis rapidement sous une forme numéraire. D'autre part, à cette concentration des capacités de contrôle sur les flux de revenus correspond une forme d'arbitrage de la finalité de ces flux qui favorise la spéculation. Pourquoi? Parce qu'à mesure que se consolident les revenus au sein d'une entreprise, la haute direction est susceptible de recourir aux indicateurs de rendement abstraits qui sont ceux de la sphère financière pour prendre des décisions d'investissement. Dans un contexte ou, comme c'est le cas actuellement, les acteurs financiers exercent un contrôle croissant sur les stratégies de valorisation des corporations, nul doute que ce sont d'abord ces indicateurs (taux de rendement, retour sur l'investissement et bénéfices bruts des unités de production) qui agissent comme références cardinales. Enfin, les opérations de croissance externe ne sont pas qu'une stratégie de développement, elles constituent aussi une stratégie de valorisation financière de la corporation. C’est que, depuis la fin du XIXe siècle, plusieurs économistes ont remarqué que les processus de fusion et d'acquisition créent des variations sur les anticipations de revenus futurs de la nouvelle entité. Qu'est-ce à dire? Que la consolidation des capacités organisationnelles des entreprises dans une nouvelle entité semble donner à cette dernière davantage de valeur que la somme de ses anciennes parties. Cet effet de la consolidation, ce «2 + 2 = 5» se manifeste le plus clairement dans l'évaluation boursière du titre de la corporation visée. Jouant, comme l'a fait AbitibiBowater, la carte des synergies et des économies d'échelle à venir, les corporations nées d'une fusion ou transformées par une acquisition importante vont modifier les attentes de leur environnement financier dans un sens qui leur est souvent favorable, du moins à court terme. Ainsi peut-on comprendre en partie pourquoi, à la suite de l'annonce de la fusion entre Abitibi Consolidated et Bowater, le prix de l'action d'Abitibi Consolidated se soit envolé. Et il est probable que la création de cette nouvelle entité ait permis d'ouvrir une nouvelle ligne de crédit auprès des marchés financiers, les deux précédentes étant déjà saturées. Tout cela exprime bien selon nous le fait que les stratégies d'une corporation continentalisée comme AbitibiBowater étaient déjà structurées par des logiques financières décisives avant que ne se mette en place un nouveau cadre financiarisé de régulation du capitalisme. Ce nouveau cadre, caractérisé par la prééminence des acteurs, pratiques, dispositifs et discours de la communauté financière globalisée, reconfigure actuellement l'ensemble des structures et stratégies économiques en fonction des logiques d'accumulation financière. Succédant à un cadre de régulation dit «fordiste», basé sur une série de cercles économiques vertueux dessinés à partir du rapport salarial, le capitalisme financiarisé se présente comme un processus de restructuration permanente de l'économie en fonction des conventions et des opérations menées dans la sphère financière. Contrairement à d’autres corporations dont les stratégies de gestion ont été profondément transformées par leur intégration à ce cadre [4], nous pensons que le modèle d’affaires d’AbitibiBowater avait déjà des affinités structurelles avec ce capitalisme financiarisé, et que son insertion n'a fait que pousser au bout de leurs possibilités certaines stratégies et pratiques organisationnelles déjà présentes. En fait, nous faisons l'hypothèse que la fusion entre Abitibi Consolidated et Bowater s'inscrit pleinement dans ce processus de financiarisation du capitalisme, processus par lequel elles comptaient trouver le moyen de fuir la crise de leurs stratégies de valorisation industrielle. Or, précisément parce que leur consolidation a intriqué, plus que jamais dans leur histoire respective, les corporations impliquées avec les logiques et événements de la sphère financière, la fusion a fragilisé au plus haut point AbitibiBowater. Cela s'est manifesté à plusieurs reprises au cours des deux années écoulées entre sa création en 2007 et sa quasi-faillite en 2009, et nous ne retiendrons que deux événements qui illustrent clairement cet état de fait. Au lendemain de l'annonce du recours à la Loi sur les arrangements avec les créanciers, le rapport annuel de la corporation rendait public les montants liés au départ de l'ancien président du conseil d'administration de la corporation, John Weaver, en mars 2009. On y apprenait alors que ce dernier, qui avait quitté la présidence du conseil d'administration en juillet 2008 mais était resté membre jusqu'au printemps 2009, s'était vu offrir en tout 24 millions de dollars depuis la formation de la corporation fusionnée, à l'automne 2007. D'abord, en 2008, la rémunération de John Weaver a été fixée à 7,5 millions, laquelle rémunération comprenait un salaire (689 345$ américains), une indemnité de départ (1,07 millions de dollars américains), une bonification de son régime de retraite (3,7 millions) ainsi que l'attribution d'options d'achat d'actions (927 600 $). Ensuite, à l'annonce de son départ, Weaver a obtenu une indemnité de départ de 17,5 millions de dollars américains, somme qui devait lui être payée en six versements de janvier à décembre 2009. Or, puisque la corporation, confrontée à de graves problèmes de liquidités, a dû se mettre sous le couvert de la Loi sur les arrangements avec les créanciers, il n'a pu toucher que 4,5 millions de dollars américains, les paiements suivants devant faire l'objet d'une approbation de la Cour. Au-delà de l'aspect tragicomique d'une telle situation, il faut savoir que la rémunération des hauts dirigeants des corporations est fixée depuis quelques années par des comités dont les règles et les membres sont issus des cercles de la haute finance nord-américaine. Décrochés de la situation économique concrète des entreprises et de leurs employés, les standards de rémunération des managers et administrateurs sont fabriqués en vase clos et reflètent la capacité d'extraction des liquidités disponibles qu'ont développée les acteurs de la sphère financière. Ensuite, l'autre événement illustrant la fragilisation de l'entreprise par sa financiarisation est la hausse de la position prise, en février 2009, d'un fonds spéculatif américain dans le capital-action d'AbitibiBowater. À ce moment, en effet, Steelhead Partners est devenu le plus important actionnaire de la compagnie (14,8%), ce qui laissait entrevoir un style de gestion plus «agressif»: défendant une conception «activiste» de l'actionnaire, ce fonds de couverture (hedge fund) a cherché à tirer profit de la situation financière critique d'AbitibiBowater en impulsant, de l'intérieur, des mesures draconiennes pour dégager des liquidités et faire augmenter la valeur du titre. De plus, la présence de fonds de couverture se traduit par un financement à court terme à un coût très élevé qui doit être compensé par un financement de long terme à faible coût, qui est souvent apporté par des organismes gouvernementaux au nom de l'emploi et du développement local. On assiste alors à un transfert de fonds du second mode de financement vers le premier, ce qui soulève des enjeux publics évidents. Si le processus de restructuration était entamé bien avant l'arrivée de cet acteur financier peu enclin à miser sur les stratégies de long terme, il s'est clairement accéléré à partir de ce moment: les annonces de vente de barrages, de lots forestiers et de fermetures d'usines ont eu lieu à un rythme soutenu. À ce titre, mentionnons que la vente des barrages hydroélectriques, installations stratégiques pour l'industrie forestière mais actifs forts prisés sur les marchés nord-américains, a privé la corporation – et les communautés dans lesquelles elle s'est implantée – d'assises matérielles décisives pour développer de nouvelles voies dans la production de produits forestiers à venir. Ainsi peut-on constater, à la lumière d'une analyse schématique du modèle d'affaires d'AbitibiBowater, que la crise et les restructurations qui traversent l'industrie forestière québécoise ont des causes qui ressortent directement des stratégies adoptées par les plus grands acteurs du secteur. Cherchant dans la nouvelle configuration du capitalisme les leviers pour différer les effets délétères d'un modèle basé sur la production massive de produits forestiers faiblement transformés, AbitibiBowater y a rencontré au contraire des facteurs aggravants, qui n'ont fait qu'accélérer sa débâcle. Nul doute qu'au terme du processus de restructuration financière qu'elle mène avec ses créanciers, la «nouvelle» corporation aura été considérablement transformée sur le plan des actifs détenus; mais rien, pour l'instant, ne laisse envisager que les caractéristiques essentielles de son modèle d'affaires auront été abandonnées. ___________________________________________________________ [1] Albert Faucher, «Le caractère continental de l’industrialisation au Québec», Recherches sociographiques, vol. 6, no 3, 1965, p. 219. |
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