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Les enjeux de la municipalisation du développement
Par Maxime Pedneaud-Jobin
Maire de Gatineau
Les dernières décennies ont vu les villes se transformer de façon drastique. Souvent de simples administrations dont les principales tâches consistaient à offrir des services à la propriété (aqueducs, égouts, routes), elles sont devenues de véritables gouvernements de proximité dont les responsabilités couvrent la plupart des domaines de l’activité humaine. Les villes sont aujourd’hui les principaux diffuseurs de culture (bibliothèques, salles de spectacle, galeries d’art, appuis aux événements culturels, cours et formations en tout genre, etc.), l’essentiel de l’offre sportive pour les enfants et les adultes relève d’elles directement ou indirectement, elles financent la vie de quartier, elles sont les bras et les mains de la santé publique, elles luttent contre la pauvreté, l’itinérance, la solitude, et j’en passe.
La municipalisation du développement est un processus enclenché depuis longtemps. Mais plusieurs décisions récentes du gouvernement ont provoqué une accélération du phénomène.
Québec a donné plus de pouvoir aux villes en matière économique, la vision de développement économique local doit donc désormais être portée par les villes. Dans le domaine de la santé, le gouvernement réduit les montants consacrés à la prévention, maintient le sous-financement du monde communautaire et réduit le nombre d’organisateurs communautaires dans les CISSS. Certaines villes déjà présentes en développement social, comme Gatineau, se donnent des « agents de développement des communautés », ce qui municipalise la mobilisation des communautés, un autre déterminant de la santé qui échappe à Québec. Les organismes terrains se tournent donc plus que jamais vers les villes, tout comme les citoyens.
Politiquement, on peut affirmer qu’il n’y a jamais eu aussi peu de d’interlocuteurs politiques locaux. En santé, l’abolition des agences et la création des CISSS font en sorte que le répondant politique le plus près des gens en matière de santé, c’est le ministre lui-même. Les élus de l’éducation sont fragilisés comme jamais auparavant. L’abolition des conférences régionales des élus (CRÉ) a décapité le leadership régional. La société civile, qui avait déjà été à peu près évacuée des CRÉ, n’a maintenant plus du tout d’instance régionale où s’exprimer. Alors les gens, les organismes, les institutions se tournent vers les maires pour porter leurs aspirations locales. Les maires veulent-il porter le destin de leur ville et celui de la région sur leurs épaules? Veulent-ils vraiment être un contrepoids ou même une opposition au gouvernement du Québec? Cela ne va pas de soi. Les maires ont-ils réponse à tout? Connaissent-ils bien les enjeux de santé, d’éducation, de développement social? Ont-ils une vision économique régionale? Pourtant, plus que jamais, ce sont eux qui dictent les priorités. Récemment à Gatineau, un éditorialiste célébrait le fait qu’un député fédéral ait exprimé une opinion claire sur un enjeu régional, au lieu d’attendre que la ville ait pris position pour ensuite se définir comme lobbyiste à son service. Cette anecdote illustre brillamment à quel point ce sont aujourd’hui les villes qui dictent les priorités!
Le réflexe de se tourner vers la municipalité pour combler les besoins était déjà bien ancré dans nos communautés, mais les coupures et autres réorganisations rendent cela pratiquement incontournable… alors que les villes ne sont pas conçues pour ça. Et c’est une tendance qui se concrétise partout sur la planète. Dans son livre, If mayors ruled the world, le chercheur Jonathan Barber en fait une démonstration puissante : les villes sont souvent mieux placées pour agir que les gouvernements nationaux et, même si elles évoluent dans un cadre légal et fiscal inefficace, elles sont déjà des locomotives de développement social.
Rapprocher l’action gouvernementale du terrain
Cette municipalisation « de facto » du développement local doit absolument s’accompagner d’une hausse du niveau d’autonomie des villes et d’une certaine décentralisation du pouvoir réel. Pour l’instant, c’est évidemment toujours le gouvernement du Québec qui donne les orientations et qui fixe les programmes. L’intérêt de ramener la prise de décision au niveau municipal, c’est qu’elle puisse se prendre le plus près possible des acteurs du milieu, acteurs avec qui les villes travaillent constamment. C’est ce que nous pourrions appeler notre avantage comparatif face à Québec.
Si notre rôle fondamental est l’intégration de l’action gouvernementale sur le territoire, les interactions formelles avec la société civiles deviennent essentielles. Traditionnellement plus pragmatiques qu’idéologues, les élus municipaux sont bien placés pour faire passer au filtre de la réalité les actions des autres gouvernements, parfois plus chargés idéologiquement. Seules, les villes ne peuvent pas s’attaquer à tous les défis locaux : elles ont besoin de l’expertise et du réseau de la société civile.
Un des défis central de la situation actuelle est de trouver le moyen de profiter de cette proximité en rassemblant les acteurs sur le terrain. Historiquement, le palier municipal ne s’est pas structuré pour mener lui-même cette concertation. À une certaine époque, les conseils régionaux de développement (CRD) jouaient ce rôle, puis ce fût les CRÉ dont une des failles étaitent justement le peu de place qu’y prenait la société civile. Aujourd’hui, dans une ville comme Gatineau, la Commission Gatineau, Ville en santé rassemble un certain nombre de partenaires, mais son mandat se limite surtout aux enjeux de santé publique. En matière de concertation, il y a donc quelque chose à réinventer, et ce, le plus rapidement possible.
Rapidement, parce que la nature a horreur du vide et que toutes sortes de tables régionales sont en train d’être mises en place, ce qui pourrait mener à une dilution des forces régionales. Rapidement également parce que, trop souvent, les élus eux-mêmes se considèrent encore comme étant à la tête d’administrations qui gèrent des services à la propriété, plutôt que de véritables gouvernements de proximité (voir à ce sujet les références aux clans minimalistes et progressistes proposées par les auteurs Caroline Andrew, Guy Chiasson et Mario Gauthier [1]). Entre investir dans le développement social ou dans l’asphalte, les débats sont parfois enflammés et difficiles.
Moyens manquants
Il va de soi que les villes jouent un plus grand rôle dans tous les aspects du développement local. Il faudra toutefois leur donner les moyens d’agir : plus de 85 % des revenus de Gatineau sont toujours constitués des taxes foncières. La fiscalité municipale n’arrive pas à couvrir les besoins en infrastructures, elle n’arrive donc bien sûr pas non plus à couvrir les besoins pour les services à la personne. Les bibliothèques municipales, partout au Québec, ont un retard d’investissement comparable à celui de nos routes. En développement social, par exemple en matière d’itinérance, les budgets municipaux sont minimaux.
La municipalisation du développement au Québec est un phénomène incontournable puisqu’il illustre une tendance internationale et qu’il s’inscrit dans une réalité empirique : les conditions de développement sont fortement marquées par ce qui se passe au ras du sol, dans le territoire. La mondialisation avait paradoxalement révélé l’importance du local, il n’en va pas autrement de l’action gouvernementale, quelles que soient les résistances des pouvoirs publics.
La municipalisation du développement doit être une redécouverte du local, une approche qui mobilise une population rendue trop apathique par le cynisme ambiant. C’est l’occasion de réfléchir à un développement qui engage les citoyens, leurs initiatives et l’ensemble de la société civile. Les villes du Québec sont prêtes à entrer dans le 21e siècle, comme en témoignent les travaux récents de l’UMQ et les demandes des villes. Mais pour que le plein potentiel du Québec se réalise, nous devrons obtenir tous les outils dont nous avons besoin pour nous développer.
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[1] Dans Sandra Breux et Laurence Bherer (sous la direction de), Les élections municipales au Québec : enjeux et perspectives, 2011.