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Sommaire
Volume 8, no 1
Se méfier du localisme : voir grand et loin

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Se méfier du localisme : voir grand et loin

 

Par Robert Laplante
Directeur général de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC)



Les décisions du gouvernement Couillard en matière de soutien au développement local ont fait l’objet de maintes dénonciations. Perte de capital social, destruction d’instances de délibération, dissémination des compétences et perte d’expertise, sans parler de l’affaiblissement des moyens financiers, la liste des dommages pourrait s’allonger. On a moins bien vu cependant que le modèle du laisser-faire qui inspire la politique libérale en matière de développement économique faisait apparaître un péril au moins aussi préjudiciable que les pertes subies : le retour en force du localisme.

On pourrait se contenter de présenter la chose comme une simple manifestation de l’esprit de clocher qui prévaudrait désormais de plus belle dans une lutte de tous contre tous pour s’approprier les miettes laissées en partage entre les municipalités et les MRC. Il est clair que les réflexes d’indigents sont d’ores et déjà exacerbés et que les discours sur le développement local, axés sur le long terme et la planification intégrée des ressources, ont vite été pulvérisés pour laisser place à la « concurrence pour les projets ». Le localisme comporte cependant une dimension supplémentaire : celle d’une valorisation du local complètement détachée des prérequis du développement, c’est-à-dire une vision essentiellement idéologique sans ancrage dans les réalités du territoire, dont l’état de sa démographie, de ses structures socioéconomiques et la dynamique de ses forces sociales. Le localisme déporte les acteurs dans des registres d’attentes irréalistes qui finissent par renforcer le défaitisme et la résignation, voire la culture de l’échec. C’est un piège idéologique qui peut conduire à de graves erreurs stratégiques. Le recroquevillement des collectivités sur elles-mêmes, surtout s’il est habillé d’une rhétorique complaisante peut offrir des conditions favorables au détournement des institutions, à diverses formes de collusion et de confiscation de l’intérêt public.

En effet, il faut bien voir que ce qui a été englouti avec l’abolition des CLD et des CRÉ c’est d’abord une capacité et une compétence à déterminer le niveau approprié d’ordonnancement et de traitement des déterminants du développement local et régional. L’arrangement institutionnel permettait aux acteurs de faire des arbitrages qui, dans le meilleur des cas, favorisait l’optimisation des ressources et dotait le milieu d’une meilleure capacité de captage et d’accompagnement des projets et des initiatives entrepreneuriales. La concertation, même si elle avait ses lourdeurs, permettait d’optimiser la conception et la mise en œuvre de stratégies susceptibles de faire éclore le potentiel du milieu. Cela se réalisait en favorisant des analyses capables de tenir compte, par exemple, des contraintes propres à une collectivité et de trouver les meilleurs moyens de les neutraliser par une vision plus large et des moyens mieux orientés. Désormais condamnées à se mesurer à l’aune de leur propre clocher, nombre de collectivités courent désormais le risque de gaspiller beaucoup d’énergie à s’activer dans un cadre inapproprié, mal arrimé à la réalité de leurs ressources financières et d’infrastructure, de leur démographie et de leur place dans les circuits d’échanges.

À l’heure où la moitié des MRC du Québec subissent plus de décès qu’elles n’accueillent de nouveau-nés et alors que s’allonge la liste des communautés dévitalisées ou en voie de dévitalisation rapide, le localisme est un leurre. Si l’on tient compte du fait que ces tendances lourdes ont pu éroder le potentiel de tant de collectivités malgré les anciennes structures de soutien au développement local et régional, on ne peut que se montrer extrêmement sceptique à l’égard des professions de foi en faveur d’un plus grand laisser faire et du retrait de l’État. Les faiblesses observables témoignent bien des limites de l’ancien modèle. La réalité de trop de collectivités locales c’est que le modèle a été incapable de produire suffisamment d’effets bénéfiques et structurants pour contenir l’érosion des structures socioéconomiques de base qui permettent de maintenir les facteurs et conditions du développement. S’il est inutile de verser dans la nostalgie et de s’attendre à ce que soit restauré ce qui a été détruit, il est tout aussi inutile de s’imaginer que l’état dans lequel cette destruction laisse nombre de collectivités puisse réellement servir de base pour l’élaboration d’une stratégie de riposte. Les communautés sont plus fragiles désormais et il serait illusoire de penser qu’elles repartent du point où elles étaient avant la destruction des instances régionales de planification du développement. Il serait en outre injuste de faire porter à des communautés déjà éreintées la responsabilité de se sortir seules du marasme où elles s’enfoncent.

Tout ne va pas mal partout en matière de développement local, mais il faut reconnaître que là où ça va mal la détérioration s’accélère. Pour aborder les choses avec une perspective large il faut considérer que le modèle à mettre en place doit reposer sur la solidarité et la mutualisation des moyens comme des efforts. Le gouvernement du Québec a renoncé à structurer les économies régionales et à aménager le territoire en fonction d’une politique de population visant à redynamiser et remodeler la structure du peuplement. Son parti-pris pour le marché repose sur une tautologie absurde : les territoires déstructurés ont déjà été sanctionnés par le marché. Laisser les collectivités à elles-mêmes revient à les exposer une seconde fois à une autre sanction du marché.

Repenser le développement territorial


Il faut avoir la lucidité de reconnaitre que les nouveaux défis du développement local et régional nous obligent à penser non seulement à des façons de combler les lacunes de l’ancien modèle mais encore et surtout à se donner une vision renouvelée de la réalité locale. Il ne s’agit pas seulement de la valoriser pour ce qu’elle est - un cadre de vie et le lieu d’optimisation des approches de subsidiarité en matière de stimulation et d’accompagnement des initiatives entrepreneuriales – mais surtout de l’outiller pour ce qu’elle est susceptible de devenir sous l’effet des puissantes forces de déstructuration. Le local ne peut se suffire à lui-même pour penser et stimuler le développement des collectivités. Il faut se garder de tout romantisme et avoir le courage de reconnaître que nombre de collectivités sont trop gravement atteintes pour être capables seules d’agir sur les grands déterminants de leur développement. C’est cruel mais il faut reconnaître que même si toutes ont des idées sur ce que pourrait être leur développement, elles sont très nombreuses à ne plus compter suffisamment de forces vives et de ressources pour en faire des projets.

Il faut penser le développement local dans une perspective large, celle de l’occupation du territoire. Et en l’occurrence dans la perspective d’une politique qui relève d’abord de la responsabilité de notre État national, une politique de peuplement et d’établissement rural. En effet, la lecture la moindrement rigoureuse de la réalité territoriale de nombre de régions du Québec impose un fait d’évidence : les masses critiques font défaut pour maintenir les infrastructures publiques, pour soutenir l’offre de services publics et pour garder une population active en état de constituer une structure de main-d’œuvre adéquate. L’anémie démographique nourrit le cercle vicieux de la dégradation des facteurs de production, d’attraction économique et de l'offre de services. Les cris d’alarme des années 1970 et 1980 n’ont pas été entendus : désormais ce ne sont plus seulement les villages ruraux qui sont menacés mais bien les petites villes et même certaines moyennes agglomérations qui risquent de basculer dans des logiques de déclin accéléré. Même si elle a été généralement bien accueillie, la Politique d’occupation du territoire n’est pas à la hauteur des défis que pose l’accélération des tendances lourdes.

Prise une à une, chacune persuadée ou invitée à miser d’abord et surtout sur elles-mêmes, ces collectivités sont condamnées à s’étioler. Les logiques de soutien à l’établissement et à l’occupation du territoire ne sont pas compatibles avec les approches du laisser- faire économique. Seule une politique de l’État, aiguillonnée par la volonté et la mobilisation populaire peut amener à envisager des initiatives structurantes. La structure du peuplement ne sera pas maintenue par l’addition d’initiatives locales. Il faudra une politique audacieuse définie sur un horizon de long terme et mobilisant des moyens conséquents pour éviter de livrer le territoire à la dégradation extractiviste qui le menace – l’effondrement des valeurs foncières créant les conditions propices à tirer le maximum de ce qui restera de ressources locales, ouvrant ainsi la voie à l’accaparement des terres agricoles et forestières, à l’exploitation prédatrice des ressources et à la mainmise sur les patrimoines par les fonds spéculatifs et à l’exportation des rentes qu’ils pourront encore générer.

Il ne faut pas s’attendre à ce que le gouvernement libéral entreprenne les réformes nécessaires. En ces matières comme en bien d’autres, il a depuis longtemps déjà renoncé à assumer ses responsabilités d’État national. Dans ce contexte, il revient d’abord aux acteurs du développement de la société civile de relancer rapidement la réflexion, d’entreprendre l’exploration des nouveaux modèles qu’il faudra mettre en place éventuellement. Le travail de mobilisation pour les imposer visera l’État et les partis. Pour le moment, l’initiative revient aux seuls acteurs : organisations syndicales, groupes communautaires, acteurs de l’économie sociale et solidaire, mouvement coopératif des divers domaines de production.

La problématique du dépeuplement doit être au cœur de la réflexion sur le développement local dans la plupart des régions, et pensée en lien avec les conditions spécifiques de relance des quartiers en difficulté dans les dix grands centres urbains du Québec. Dans ce dernier cas, le modèle est certes à réinventer, mais les possibles sont grands et le potentiel est réalisable à la condition que les forces vives se mobilisent. Les enjeux du développement local dans leur cas sont d’un tout autre ordre. Ils doivent cependant être pensés pour rester en phase avec les enjeux nationaux. Le modèle « mur à mur » est évidemment exclu, mais cela ne veut pas dire que la diversité des moyens doive se traduire par une diversité d’objectifs. Il faut inventer un modèle, des solutions qui tiendront de la même cohérence autour des grandes exigences d’une approche économique en phase avec les enjeux du vieillissement de la population et de la fragilisation des structures du peuplement et de l’occupation du territoire. C’est dire que des objectifs de consolidation et de maintien d’une main-d’œuvre active adéquatement distribuée sur le territoire, de transformation et d’adaptation des infrastructures et des services publics, de soutien à l’innovation sociale et économique, de stimulation et d’accompagnement de l’entrepreneurship individuel et collectif et de restauration des structures économiques locales par l’élargissement de leur base entrepreneuriale doivent en devenir les axes principaux.

Des initiatives en émergence


La recherche de ce nouveau modèle est déjà lancée. Un peu partout sur le territoire, des initiatives surgissent, tentant de riposter, de reprendre l’initiative. Beaucoup de milieux sont cependant encore sous le choc et commencent à peine à prendre la mesure de la régression majeure que leur fait subir la politique de renoncement à l’intervention de l’État. Il faut faire connecter les initiatives en cours avec les collectivités ébranlées qui ont du mal à se trouver une voie. Ce travail va nécessiter un effort de réflexion collective important. Pour être fructueux il devra nécessairement être conduit par les organisations syndicales en lien avec les Fonds de travailleurs, le TIESS, le Chantier de l’économie sociale et le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, pour ne nommer que les principaux acteurs. Il doit reposer sur une volonté explicite de récupérer le capital social et les acquis de la culture de concertation pour les remettre en jeu, s’en servir pour inventer les modèles qui pourront inspirer l’action des vingt prochaines années.

Le défi est double. Il est d’abord celui d’appliquer les dispositions de la Loi pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires. Au cours des dernières décennies, d’importantes réflexions ont été conduites et ont mené à des propositions de politiques publiques qui sont cependant restées sans moyens. Nous ne partons pas de rien. Dans le contexte actuel, soutenir sans délai les dispositions les plus structurantes des outils législatifs et réglementaires déjà en vigueur serait un excellent départ. Cela permettrait de tracer une ligne de départ. Le second défi est de faire muter les outils pour se donner une nouvelle génération d’instruments qui vont permettre de construire des modes d’intervention d’un nouveau type. On pense par exemple à la création d’équipes mobiles de soutien et d’accompagnement qui pourraient intervenir dans les communautés. Ces équipes consommeraient moins de ressources que ne l’exigerait le déploiement de structures calquées sur celles des anciens CLD et CRD. Elles pourraient être mises en place plus rapidement et seraient plus facilement modifiables pour s’ajuster aux besoins spécifiques et à l’évolution des contextes.

Si le travail de réflexion est essentiel, il ne sera fructueux que s’il est bien arrimé à des pratiques et des initiatives conçues pour répondre aux défis les plus pressants et les plus directement reliés aux déterminants les plus lourds qui pèsent sur les enjeux de développement. Cinq grandes corvées se dessinent pour satisfaire à cette exigence. Ces corvées pourraient fournir l’occasion de maximiser les synergies entre les acteurs des divers milieux mobilisés autour d’objectifs opérationnels liés à des projets répondants à des besoins immédiats. On peut les décrire succinctement :

  • La réorganisation d’une première ligne de services publics adaptés au vieillissement de la population. L’aide à domicile ne doit pas être laissée aux seules forces du marché. Les entreprises collectives peuvent apporter une différence et offrir non seulement une accessibilité plus grande mais également des modèles qui transforment le maintien et la présence des personnes vieillissantes dans les communautés en facteur de redynamisation du milieu.

  • Une vaste corvée « habitation » soutenue par une intervention massive des caisses de retraite dans les projets d’investissement de logements abordables et adaptés. Cette corvée pourrait constituer une occasion privilégiée pour développer le créneau de la rénovation écoénergétique dans les milieux et soutenir la création d’une grappe de services adaptés aux milieux de vie ruraux.

  • Une offensive énergétique de substitution du mazout par la biomasse forestière et agricole qui aura pour effet de créer des boucles et des circuits courts dans l’ensemble des régions du Québec. Création locale d’emplois, substitution des importations, assainissement du bilan carbone, mise en valeur d’une ressource collective : les avantages sont évidents. Les obstacles à vaincre sont surmontables : les acteurs sont prêts et compétents, les moyens sont réunis (Fonds Bois), il reste à surmonter les obstacles réglementaires et l’inertie politique.

  • Une relance agricole et forestière reposant sur une politique d’établissement agricole et forestier dans des régions désignées, ainsi que sur la création d’une banque de terres à l’échelle nationale. Ces initiatives de soutien à la relève devront reposer sur une volonté claire de restructurer les milieux ruraux en réinventant les modes de petites productions et en favorisant un accès à la terre par des modes de financement mobilisant du capital patient dans des formes institutionnelles favorisant l’occupation effective du territoire et refusant les logiques de déterritorialisation inhérentes à la financiarisation du terroir québécois.

  • Ces travaux et bien d’autres pourraient faire l’objet d’un grand effort collectif de mobilisation des milieux ruraux. Un Sommet sur la transition et les outils collectifs pourrait être envisagé d’ici dix-huit mois afin de faire émerger un point de vue fort porté par la société civile. Un peu à l’image de ce qu’aura été à l’époque le Forum sur l’emploi, un tel sommet pourrait fournir l’objectif opérationnel susceptible de canaliser les énergies et de favoriser l’innovation sociale requise.

Les défis du développement local et territorial sont nombreux et à bien des égards, les plus exigeants que le Québec ait jamais dû affronter. La dislocation des économies locales et régionales, l’érosion des structures de peuplement et les déséquilibres démographiques induits par le vieillissement accéléré de la population sont d’une envergure sans précédent. Pour la première fois de son histoire, le Québec est confronté à la perspective concrète de devoir subir une régression radicale de son occupation du territoire. Des seuils de rupture sont sur le point d’être franchis, qui pourraient provoquer un effondrement sociodémographique aux conséquences dont il est encore difficile de prévoir les effets sur la dynamique d’ensemble de notre société, sur sa prospérité et sa capacité à se projeter dans l’avenir. Cette menace est trop imminente pour qu’on ne la transforme pas en occasion de dépassement.

 

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Développement territorial et gouvernance
septembre 2016
Dans les domaines des politiques publiques (santé, éducation, environnement, etc.) on assiste à une centralisation des lieux de décision, vers une bureaucratie soumise aux diktats des résultats, alors qu'on coupe allègrement les budgets des organismes publics et des lieux de concertation. Heureusement, on assiste par ailleurs à l'émergence d'initiatives tout à fait originales, à de nouveaux lieux de mobilisation des partenaires socioéconomiques. Ce numéro fait un état de la situation.
     
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