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Sommaire
Volume 6, no 1
L'indice de Palma, nouvelle mesure des inégalités

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L’indice de Palma, nouvelle mesure des inégalités au Québec et au Canada

 

Simon Langlois et Mathieu Lizotte
Université Laval


Les mesures des inégalités de revenus sont diverses et elles caractérisent des aspects différents qui ont des implications propres sur le développement des sociétés et sur les politiques publiques à adopter pour les contrer. Nous proposons dans cet article de calculer un indice récemment proposé par l’économiste chilien José Gabriel Palma (2011) afin de cerner les inégalités de revenus au Québec et au Canada depuis un quart de siècle environ. Cet indice est différent de celui qui est le plus connu – le coefficient de Gini – et il a la particularité d’être facilement interprétable par le grand public non spécialisé.

L’indice de Palma


L’indice de Palma fait partie de la famille des rapports interdéciles, dont le plus connu est le rapport D90/D10. L’indice de Palma est la somme des revenus (mesurés selon diverses définitions) gagnés par les personnes ou ménages situés dans le décile supérieur (le 10 % supérieur) divisée par la somme des revenus acquis par les 40 % des ménages au bas de l’échelle.

Le Palma repose sur l’hypothèse que les inégalités sont en grande partie dues à ce qui se passe dans les extrémités de la distribution des ressources (revenus gagnés, épargne accumulée) ou, autrement dit, dans les queues (« tails » en anglais) de la distribution. Il permet de voir clairement, dans une mesure synthétique, jusqu’à quel point les taux d’impôts plus élevés payés par les riches et les paiements de transferts reçus par les pauvres réduisent effectivement les inégalités de revenus dans les sociétés ayant des systèmes d’imposition progressifs.

L’indice exclut du calcul la classe moyenne, située entre les 40e et 90e centiles, qui comptent pour environ 50 % à 60 % des revenus de marché dans les études empiriques menées dans différentes sociétés développées. Le Palma mesure l’inégalité entre les extrêmes de la distribution, soit entre les ménages (ou les individus selon le cas) situés au sommet et à la base. L’inégalité socioéconomique est en effet très dépendante de la part des revenus totaux nets (incluant les paiements de transferts et après impôts directs) que perçoivent les ménages les plus riches (le 10 % supérieur) et les moins favorisés (le 40 % inférieur).

Le coefficient de Gini de son côté est une mesure sensible aux changements observables au milieu de la distribution des revenus, donc aux changements qui marquent la classe moyenne, numériquement plus nombreuse dans les sociétés développées. Or, l’inégalité de revenus se situe le plus souvent dans les queues de la distribution : la part des hauts revenus augmente-t-elle? La part des faibles revenus tend-elle à baisser ou à augmenter par les mécanismes de redistribution?

L’indice de Palma est mieux approprié que le coefficient de Gini pour mesurer l’effet réel des politiques de développement des pays émergents : la croissance profite-t-elle aux plus riches ou aux plus pauvres? Pour l’illustrer, voyons un exemple donné par Cobham et Sumner (2014). La classe moyenne (comprise entre les 40 et 90 centiles) perçoit environ 50 % du revenu national au Honduras et au Maroc, mais l’indice de Palma est fort différent dans les deux pays, soit 5,21 au Honduras et 1,96 au Maroc (les coefficients de Gini sont respectivement de 0,57 et 0,41). Le Honduras est donc une société plus inégalitaire que le Maroc et l’indice de Palma permet d’interpréter cette inégalité (concentration plus élevée des revenus au sommet) et de proposer des politiques correctives.

Enfin, le Palma est une mesure simple à comprendre pour le grand public non familier avec les méthodes statistiques complexes. Il indique clairement ce qui a changé et il facilite l’interprétation de ce changement. Il permet aussi de voir jusqu’à quel point « les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent », une affirmation souvent avancée, mais sur la base de mesures inadéquates pour appuyer ce diagnostic.

Trois périodes bien distinctes


La présente étude analyse les microdonnées de l’enquête sur les dépenses des ménages de Statistique Canada à partir de l’année 1969. Cette enquête est menée en continu sur une longue période qui permet une analyse de l’évolution temporelle.

Nous avons calculé la part des revenus de marché, des revenus totaux (incluant les paiements de transferts) et la part des revenus nets (après impôts directs) dans les trois groupes de déciles retenus dans cette analyse (les 0-40 %, 41-89 % et 90-100 %).

Le premier graphique montre bien que la part des revenus de marché qui va aux ménages du décile supérieur augmente de manière continue sur une période de quarante ans (de 1969 à 2009) alors que celle des ménages situés au bas de l’échelle (les 40 %, soit les quatre premiers déciles) régresse tandis que la part qui va aux classes moyennes reste relativement stable à un peu plus de 60 % de l’ensemble. Rappelons que cette tendance d’ensemble s’explique par un jeu de facteurs divers : avènement du double revenu dans les couples au cours de la période, multiplication du nombre de ménages vivant de l’aide de dernier recours, fractionnement des ménages à la suite de divorces, montée de la monoparentalité, hausse des inégalités de rémunération associées à la certification des connaissances, hausse de la part des revenus de placement, etc. Ce graphique et les suivants donnent une vue d’ensemble de la situation des inégalités, mais ils ne permettent pas de cerner les facteurs explicatifs. La recherche doit donc faire appel à différentes techniques statistiques.

Graphique1

Le graphique 2 laisse apparaitre trois périodes bien distinctes qui caractérisent l’évolution des parts respectives des revenus totaux des ménages au Québec, une définition des revenus qui inclut les paiements de transferts. La première, qui va des années 1960 à la fin des années 1970, montre que les parts des ménages situés au sommet et à la base sont assez stables dans le temps. Les choses changent par la suite pendant vingt ans, dans les années 1980 et 1990, et les inégalités entre la base et le sommet s’accentuent : les quatre déciles inférieurs voient leurs parts diminuer de manière constante et le décile supérieur augmente la sienne. Enfin, le déclin continu des déciles inférieurs s’arrête à partir des années 2000 et l’écart qui sépare la base (premiers 40 %) et le sommet (10 % supérieurs) reste élevé, mais assez stable [1]

graphique2

Le graphique 3 de son côté illustre l’évolution du revenu disponible des ménages et on y voit très nettement les contours des trois périodes.

graphique3

Le graphique 4 quant à lui porte sur le Canada. Nous donnons seulement le graphique qui décrit l’évolution du revenu disponible après les impôts directs et les transferts. Les mêmes trois périodes y apparaissent clairement et nous constatons que les inégalités sont plus marquées au Canada qu’au Québec entre le sommet et la base de la distribution.

graphique4

Le tableau 1 présente les coefficients de Palma pour différentes années et selon trois catégories de revenus : revenus de marché, revenus totaux et revenus disponibles. Afin de neutraliser en partie la montée du mode de vie en solitaire qui a été importante durant cette période, nous avons isolé les ménages comptant deux personnes ou plus, puisque les premiers ont fortement tendance à se concentrer au bas de l’échelle des revenus.

tableau1

Il ressort des graphiques et du tableau les tendances suivantes :

1. L’inégalité touchant les revenus de marché des ménages a augmenté dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais cette tendance s’est arrêtée dans la première décennie du nouveau siècle;

2. Les paiements de transferts réduisent l’écart entre les ménages riches et ménages moins aisés (ceux des quatre premiers déciles). Cela signifie que les paiements de transferts servent effectivement à hausser les faibles revenus. Le coefficient de Palma diminue de 3,52 (revenus de marché) à 1,67 (revenus totaux incluant les paiements de transferts) en 2009;

3. La prise en compte de l’impôt direct sur le revenu payé par les ménages fait baisser l’écart séparant les ménages les plus aisés et ceux à revenus plus modestes (le Palma passe à 1,35 au Québec en 2009);

4. La tendance à la réduction des inégalités de revenus par les mécanismes de redistribution s’est arrêtée au tournant des années 2000;

5. Les inégalités de revenus sont plus élevées au Canada qu’au Québec dans les années 2000;

6. Les écarts observés au sein des ménages comptant au moins deux personnes sont moins marqués, ce qui donne à penser qu’une partie de la hausse des inégalités est due aux changements dans la structure des ménages, notamment à la montée du mode de vie en solitaire.

Discussion


Les diverses enquêtes auprès des ménages menées par Statistique Canada donnent une idée précise de l’évolution des inégalités socioéconomiques au sein de la population, mais elles comportent une importante limite. Elles ne rejoignent pas de manière statistiquement significative les ménages situés au sommet de l’échelle des revenus, là où se concentre une part de plus en plus élevée des revenus courants et de l’épargne. Différentes études, menées principalement avec les statistiques fiscales, soutiennent que le 1 % supérieur (et même une fraction de ce 1 %) a accaparé une part importante de l’ensemble des revenus gagnés depuis un quart de siècle. Si cela est juste, on peut conclure que les mesures classiques des inégalités sous-estiment en fait leur ampleur.

Michael Wolfson (ancien chef adjoint du statisticien en chef de Statistique Canada), Mike Veall (McMaster University) et Neil Brooks (York University) ont récemment publié une étude – Piercing the Veil (2014) – qui conclut que les approches traditionnelles de mesure des inégalités sous-estimaient leur ampleur. Parmi les raisons soulevées, l’évasion fiscale, ainsi que la possibilité pour les familles les plus riches de placer la totalité ou une partie de leurs revenus dans des fiducies privées ou des compagnies privées, ce qui les amenait à ne pas payer tous les impôts qui leur seraient normalement imputés. Selon leur rapport, le 1 % supérieur gagne environ 13,3 % de tous les revenus individuels en 2011. Or les enquêtes comme celles que nous avons utilisées ne peuvent mesurer ce segment de la population.

Références


Palma, José Gabriel, « Homogeneous middles vs. Heterogeneous tails, and the end of the inverted-U : It’s all about the share of the rich », Development and Change, 42, 1, 2011 : 87-153.

Cobham, Alex et Andy Sumner, « Is inequality all about the tails? The Palma measure of income inequality, » Significance, February 2014, 10-13.


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[1]  Nous avons exclus du calcul les enquêtes menées dans les années 2003 et 2005 marquées par des erreurs d’échantillonnage plus élevées. 

Vous lisez présentement:

 
Les inégalités, un choix de société ?
octobre 2014
Ce numéro de la Revue vie économique, produit en collaboration avec le Rendez-vous stratégique de l'INM sur les inégalités sociales, donne la parole à un groupe diversifié de collaborateurs dans le but de décrypter les enjeux liés à cette croissance des inégalités au Québec. Pour mieux comprendre la situation et signaler des politiques ou mesures qui permettraient de réduire, voire d'éliminer ces inégalités.
     
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