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Introduction au volume 6, numéro 1
Les inégalités, un choix de société ?
Gilles L. Bourque,
Chargé de projet à l’IRÉC
Éditeur de la Revue vie économique
Le constat suivant est de plus en plus clair : le modèle économique actuel non seulement favorise l’augmentation systémique des inégalités, mais en plus aggrave la situation de la classe moyenne et des moins favorisées. Ce qui semble aujourd’hui être certain, c’est que les inégalités sont surtout bonnes pour la croissance…des plus riches !
Les écarts de revenus et de richesses ont beaucoup augmenté dans la quasi-totalité des pays développés. Certains s’y résignent avec fatalité, conséquence de la mondialisation et de l’innovation technologique. Or, des pays comme le Canada, l’Allemagne et la Suède ont le même PIB par habitant, mais des taux d’inégalités, de pauvreté et de concentration de richesse complètement différents. Les sociétés prennent des voies différentes et priorisent certaines valeurs au détriment d’autres, moins fondamentales. Au final, ce sont des choix de société.
Il ne faut pas se méprendre : ce n’est pas seulement sur les marchés et autres institutions du système économique dominant qu’il faut agir; nous devons aussi déboulonner les idées politiques qui ont influencé et influencent encore les gouvernements à travers le monde qui s’obstinent à privilégier les baisses d’impôt et les politiques d’austérité pour « relancer » l’économie. Pourtant, il existe des alternatives efficaces : réforme fiscale favorisant l’efficience et la progressivité, changement d’indicateurs pour mesurer la croissance et le développement sur de nouvelles bases, limitation des écarts de revenus de marché (plafonnement des revenus des PDG et salaire minimum), renouvellement des politiques industrielles en misant sur l’inévitable transition écologique, etc.
La situation actuelle est devenue tellement dramatique que même le Forum économique de Davos commence à s’en inquiéter : les problèmes socioéconomiques, comme le creusement des inégalités et le chômage des jeunes, sont en train de s’imposer parmi les principales menaces qui pèseront sur le monde au cours des prochaines années, concluait-on dans la dernière édition du rapport sur les risques mondiaux réalisé sous l’égide du Forum économique mondial. Le fossé grandissant entre riches et pauvres arrive au premier rang des risques systémiques les plus probables. Le problème de la disparité des revenus s’observe aussi bien dans les pays riches que dans les pays en développement, note le rapport. Dans les pays développés, il met notamment en scène une élite économique qui s’enrichit rapidement alors que le niveau de vie de tous les autres stagne. Dans les économies émergentes et en développement, c’est le fossé entre les plus riches et les plus pauvres qui se creuse. Ce fossé n’a jamais été aussi dramatique : 67 personnes possèdent autant de richesses que 50% de la population mondiale la plus pauvre.
Par ailleurs, comment ne pas souligner l’apport exceptionnel à ces enjeux du récent ouvrage de Thomas Piketty ? Le capital au XXIe siècle a bénéficié d'un succès foudroyant (100 000 exemplaires pour l'édition française et 400 000 exemplaires pour le monde anglophone, en plus de 25 autres traductions en cours). Dans un long entretien qu'il a accordé au magazine Alternatives Économiques, Thomas Piketty dénonce la montée des inégalités et plaide pour une refonte du système fiscal et pour l'instauration d'un impôt progressif sur le patrimoine, condition d'un renouveau démocratique. De toute évidence, ce pavé dans la mare de la pensée économique dominante va renouveler la réflexion dans ce domaine et remettre en question les fondements économiques absurdes sur lesquels repose la doctrine de l’austérité. Le combat politique contre les politiques ultralibérales devrait connaître un renouveau sur le terrain économique.
Dans ce numéro de la Revue vie économique, produit en collaboration avec l'Institut du Nouveau Monde dans le cadre de leur Rendez-vous stratégique sur les inégalités sociales, nous donnons la parole à un groupe diversifié de collaborateurs dans le but de décrypter les enjeux liés à cette croissance des inégalités au Québec, de manière à mieux comprendre la situation à laquelle nous sommes confrontés et à signaler certaines politiques ou mesures qui permettraient de réduire, voire d’éliminer ces inégalités. Des différentes inégalités qui sont générées dans notre système d’éducation jusqu’aux inégalités sociales de santé, en passant par les mesures globales mises en place par l’État, sous la pression de la société civile, les auteurs invités étaient appelés à faire le point sur cet enjeu fondamental de nos sociétés démocratiques.
Présentation des contributions
La première contribution à ce numéro nous vient de Stéphane Moulin, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal. Son analyse porte sur les causes de l’augmentation des hauts revenus au Canada, augmentation qui a été l’objet principal du débat sur les inégalités sociales. Après avoir présenté l’évolution récente du centile supérieur de revenus, il analyse sa composition professionnelle à partir des données de l’enquête auprès des ménages. Il clôt son analyse sur le rôle des facteurs institutionnels qui sont les plus susceptibles d’atténuer l’augmentation des hauts revenus (les administrations publiques et les organisations syndicales). Devant l’échec apparent de ces derniers en Amérique du Nord, l’auteur estime que le plus grand défi serait de mettre en place les mécanismes institutionnels qui permettraient de redistribuer plus efficacement ou de contrôler et modérer la croissance des revenus des plus riches.
La contribution suivante, produite par Simon Langlois et Mathieu Lizotte – respectivement professeur titulaire et doctorant au département de sociologie de l’Université Laval – nous présente le nouvel indice d’inégalités récemment proposé par l’économiste chilien José Gabriel Palma. Les mesures des inégalités de revenus, nous disent les auteurs, sont diverses et elles caractérisent des aspects différents qui ont des implications propres sur le développement des sociétés et sur les politiques publiques à adopter pour les contrer. Afin de mieux cerner les inégalités de revenus, ils calculent et analysent l’indice de Palma au Québec et au Canada en utilisant les microdonnées de l’enquête sur les dépenses des ménages de Statistique Canada entre 1969 et 2009. Leur analyse laisse apparaître trois périodes bien distinctes qui montrent, entre autres, que les inégalités sont plus marquées au Canada qu’au Québec.
Le troisième texte provient de Nicolas Zorn, chargé de projet à l’Institut du Nouveau Monde. Il aborde le rôle des inégalités dans l’avènement de la Grande Récession de 2008 ainsi que leurs effets négatifs sur la croissance, sur la qualité de la main-d’œuvre, sur le bien-être de la population et sur la mobilité sociale. Au terme de son analyse, l’auteur conclut que les inégalités de revenus excessives sont nuisibles aux consommateurs, aux entrepreneurs, au climat d’affaires, à une croissance économique durable et au bien-être général, et que ces coûts économiques vont croissant lorsqu’un pays tolère des écarts de richesse grandissants.
Dans leur contribution, les deux auteures suivantes, Hélène Charron et Nathalie Roy, chercheuses à la direction de la recherche et de l’analyse au Conseil du statut de la femme, traitent des inégalités économiques entre les sexes. Pour mesurer les avancées et les obstacles actuels à l’atteinte de l’égalité économique entre les femmes et les hommes, elles dressent un portrait succinct de quatre enjeux majeurs : la persistance de la ségrégation professionnelle d’un côté et de l’assignation prioritaire des femmes au travail domestique et parental de l’autre, la dualisation de l’emploi et de la situation économique des femmes ainsi que l’absence d’une véritable politique d’articulation famille/travail. Au terme de leur analyse, elles doivent conclure que les conditions de l’égalité économique entre les femmes et les hommes sont loin d’être réunies au Québec.
Le texte suivant est signé de Miriam Fahmy et Michel Venne, respectivement directrice de la recherche et des publications et directeur général de l’Institut du Nouveau Monde. Il s’intéresse aux impacts négatifs qu’ont les inégalités économiques sur la vie démocratique. Sur la base d’un vaste ensemble de recherches portant sur ce thème au Québec, aux États-Unis ou dans les pays de l’OCDE, ils démontrent que les inégalités politiques et économiques se renforcent mutuellement. Au-delà des capacités financières ou d’influence de certains individus ou groupes sociaux, les auteurs examinent plus particulièrement les effets de l’inégalité sur les attitudes civiques et sur la volonté même de participer à cette vie démocratique. Pour contrer cette désaffection, ils appellent à une éducation civique et à des changements institutionnels, autant dans le mode de scrutin que dans les règles de procédures des parlements.
C’est sur les liens existants entre les inégalités et l’éducation que se penche ensuite Pierre Avignon, conseiller politique à la Fédération des enseignantes et enseignants de cégep. Il présente dans sa contribution un bref portrait de l’état de l’égalité des chances. L’influence de l’origine sociale et culturelle, du genre, mais également de certaines politiques éducatives propres au Québec sont tour à tour prise en considération. L’ensemble des constats présentés permet à l’auteur de rappeler que, pour parvenir à l’égalité des chances, il faudra à la fois lutter contre les inégalités sociales et en faveur de politiques et de pratiques éducatives qui réduisent l’inégalité des chances.
Pour leur part, c’est aux inégalités sociales de santé que s’intéressent les auteures Mélanie Bourque, professeure au département de Travail social, Université du Québec en Outaouais et Amélie Quesnel-Vallée, professeure au département de Sociologie et d’Épidémiologie, Université McGill. Elles soutiennent que l’interprétation individualiste de l’état de santé d’une personne nie les conséquences bien réelles des inégalités économiques et sociales. Elles proposent donc une analyse beaucoup plus large de la santé individuelle et des inégalités sociales de santé, qui repose sur les déterminants de la santé et les parcours de vie. Après avoir expliqué les concepts de déterminants de la santé et des inégalités sociales de santé, le texte se penche sur la question des parcours de vie pour déboucher sur le rôle des politiques publiques dans les inégalités sociales de santé.
La contribution suivante porte sur la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (« la loi 112 »). Elle nous vient de Lovanie Anne Côté, étudiante et militante à l’ADDS-Gatineau, et Vincent Greason, coordonnateur de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais. Dans leur texte, les auteurs explorent principalement deux retombées de la loi 112 : son impact sur les revenus des personnes pauvres et la territorialisation de la lutte contre la pauvreté, le tout précédé d’une remarque sur la nature même de cette loi. Leur conclusion est catégorique : la Loi 112 ne contribue pas à diminuer les inégalités sociales au Québec, son objectif étant plutôt la réalisation d’un projet par lequel l’État se décharge de ses responsabilités tout en responsabilisant les individus pauvres de leur sort économique.
L’avant-dernier texte de ce numéro nous provient d’Érik Bouchard-Boulianne et Pierre-Antoine Harvey, économistes à la Centrale des syndicats du Québec. Dans la foulée de la croissance des inégalités qui sévit depuis quelques décennies, les discussions sur les moyens de réduire les inégalités sociales reviennent à l’avant-scène. Dans le cadre de leur contribution, les deux auteurs font un survol des diverses politiques publiques pouvant être mises en œuvre afin de réduire cette fracture sociale, en distinguant les deux grands types de mesures appropriées : celles s’attaquant à la distribution des revenus avant impôt et celles relevant de la politique fiscale. Si la première fonction des divers impôts et taxes est de générer des ressources pour financer les services publics et les programmes sociaux, nous disent les auteurs, ils sont assurément un moyen puissant de redistribuer les revenus de marché.
Le numéro se clôt sur une contribution de Nicolas Zorn, chargé de projet à l’Institut du Nouveau Monde. Il y présente le Rendez-vous stratégique sur les inégalités sociales, une vaste démarche délibérative initiée par l’INM qui vise à faire émerger une volonté sociale claire pour les réduire. Ce Rendez-vous stratégique a déjà fourni plusieurs occasions où les citoyens furent appelés à se prononcer sur les choix à faire collectivement et les actions précises à entreprendre. Cette consultation, unique en son genre, représente un véritable appel à la réflexion et à l’action pour que les citoyens soient des acteurs à part entière dans le processus de décision.