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Volume 3, no 4
De Rio 1992 à Rio 2012 : qu'est-ce qui a changé ?

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De Rio 1992 à Rio 2012 : qu’est-ce qui a changé ?


Par Alain Lipietz
Directeur de recherche au CNRS, économiste et écologiste


Alain Lipietz était parmi nous, invité par la Caisse d’économie solidaire Desjardins et le Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ)  à un rendez vous à Joliette qui avait pour thème : quelle transition écologique de l’économie au Québec et sur la planète ? Contribution de l’économie sociale et solidaire. Nancy Caouette, journaliste, Kim Cornellissen, vice-présidente de l’AQLPA et consultante en environnement, de même que Robert Laplante, sociologue et directeur de l’IREC faisaient également partie de la séance d’ouverture à laquelle participaient quelque 200 dirigeants d’organisations syndicales, coopératives, coopératives, culturelles, écologiques et de coopération internationale. Alain Lipietz, invité international de l’événement, traitait du grand sujet de l’heure: De Rio 1992 à Rio 2012 : qu’est-ce qui a changé ? Voici l’intégral de sa conférence.

Écologie, économie et solidarité

Chères et chers amis,
C’est pour moi un très grand honneur que d'être invité pour cette réunion commune de la Caisse d'Économie Solidaire et du Groupe d'économie solidaire du Québec, pour préparer la conférence Rio + 20. Que l'économie sociale et solidaire du Québec ait senti sa responsabilité propre, face à ce troisième grand Sommet de la Terre, et qu'elle ait songé à m'inviter pour préparer cet événement, est un plaisir auquel je suis extrêmement sensible.

On m'a demandé de traiter le sujet : « Que s'est-il passé entre Rio 1992 et Rio 2012 ? ». Que s'est-il passé depuis cette grande aventure qu'a été Rio 92 où, pour la première fois, l'Humanité, à travers son existence organisationnelle qui est ce qu’elle est, l'Organisation des Nations Unies et les négociations diplomatiques internationales, où l’Humanité, dis-je, a commencé à affronter consciemment les menaces qu'elle-même, par les modèles de développement qu'elle a adoptés, faisait peser sur le futur de notre planète. Et plus précisément : sur le futur d'une vie plus authentiquement humaine sur notre planète.

Que s'est-il passé ?

Fondamentalement, tout d'abord : que l'Humanité a perdu. Elle a perdu une bataille. Dans les 20 ans qui se sont écoulés depuis Rio 92, l'hégémonie du capitalisme libéral a balayé littéralement tous les engagements, tous les espoirs du premier Sommet de la Terre.

Nous en étions, en 1992, à la dixième année de ce que certains économistes appellent le modèle néolibéral. C'est-à-dire : ce nouveau modèle de développement capitaliste, mis en place sur les ruines du modèle « social-démocrate » ou « fordiste » ou « keynésien », qui avait régné pendant les 30 glorieuses années de 1945 à 1975. Ce modèle fordiste était entré en crise pour des raisons que je ne peux exposer ici, mais dont la mondialisation est une des raisons évidentes. C'était en effet un modèle régulé par l'État-nation, avec des conventions collectives nationales et un État-providence national comme formes régulatrices, et l’on n’était pas arrivé à créer des formes supranationales. À partir de cette crise, qui s'ouvre à la fin des années 1970, se met en place, testé dans certaines dictatures d'Amérique latine par les Chicago Boys de l'Argentine, du Chili, du Brésil, puis en Europe avec Thatcher, aux États-Unis avec Reagan, un nouveau modèle. Il est fondé sur la destruction de ces conquêtes sociales nées de la Seconde Guerre mondiale. Avec la destruction de l'État-providence et des conventions collectives revient le règne du « pur marché autorégulateur ».

Et ce modèle, 10 ans plus tard, au moment donc de la conférence de Rio, s'élargit brutalement à la totalité de la planète, avec l'effondrement, dans une crise épouvantable, du bloc soviétique, de son « modèle communiste réellement existant ». On assiste au ralliement au libéralisme des plus développementistes des pays du Tiers monde, les plus peuplés aussi, la Chine, l'Inde, après le Brésil, l'Indonésie, la Malaisie. Pratiquement les deux tiers de la planète se rallient à ce même modèle, et 20 ans plus tard, nous en sommes là.

 La victoire du modèle libéral sur les engagements de Rio aboutit à cette catastrophe : la crise économique et écologique mondiale que nous connaissons actuellement. Rio + 20 s'ouvre dans cette atmosphère de crise, et l'Humanité n'a pas été, jusqu'à présent, capable de produire les antidotes à la crise du libéralisme.

Je vais dire deux mots sur la façon dont s'est développée cette crise du libéralisme. Comment la victoire du libéralisme économique, contre l’engagement de l'Humanité à Rio 92 d'assumer ses propres problèmes écologiques, a fini par accélérer les crises écologiques, qui ont elles-mêmes déclenché la crise financière du libéralisme puis la crise économique du libéralisme. Et pourquoi, aujourd’hui, nous ne pouvons sortir de la crise économique et sociale mondiale sans résoudre les crises écologiques.

Mais aussi, je vais vous annoncer une bonne nouvelle : c'est que les solutions aux crises écologiques (solutions qui viennent d'être esquissées dans les exposés précédents) sont aussi des solutions à la crise économique. Cela aurait pu être le contraire ! La solution des crises écologiques est «par chance» la solution à la crise économique.

D'où vient la crise de 2008 ?

Elle vient de la crise de ce modèle libéral et productiviste, qui a conquis toute la planète depuis 1981, conquête accélérée en 1990 avec la chute du mur de Berlin. Ce modèle économique, nous le connaissons. Il est semblable à un modèle plus ancien, celui qui régnait en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1920 : celui des Roaring Twenties, des « Années folles », celui du libéralisme, où il n'y a pas de loi pour protéger les travailleurs, où la productivité du travail, qui s’accroît très vite dans les années 1920, sert essentiellement non pas à augmenter le pouvoir d'achat des salariés, mais presque uniquement à augmenter les profits des capitalistes. Ce qui provoque le fameux Jeudi noir de 1929 et la Grande Dépression des années 1930. Les salariés sont trop pauvres pour acheter les marchandises qu'on leur fait produire, les capitalistes sont trop riches pour trouver un endroit rentable où investir leurs surplus. Le résultat total est la Dépression. La solution, qui va permettre les 30 Glorieuses années d’après-guerre, c'est le New Deal de Roosevelt, c'est la social-démocratie en Europe. Par l'État-providence, par les conventions collectives, faisons en sorte que les salariés aient eux-mêmes accès à la société d'abondance, à la société de consommation.

Peut-on compter sur un New Deal pour sortir de la crise actuelle qui, du point de vue strictement macro-économique, est exactement la même que celle de 1930 ?  Eh bien non, justement pas. Parce que, aujourd'hui, si vous vendiez une voiture à tous les Chinois et à tous les Indiens, comme le proposait Henry Ford dans les années 1920 pour écouler son immense production, alors, selon le mot de Gandhi, ces deux pays à eux seuls « dévoreraient la planète comme une invasion de sauterelles ». Il ne suffit pas d’un New Deal, il nous faut un Green Deal.

Notre planète subit aujourd’hui une formidable pression, qui a commencé bien avant le fordisme, mais qui s’accélère avec l'expansion libérale de ces quelques pays du Sud : les pays « émergents » qui ont rejoint la cohorte des pays du Nord, eux-mêmes lancés depuis bien plus longtemps dans le développement à la fois libéral et productiviste.

Ce modèle qui dévore déjà la planète et qu'on ne peut pas élargir à toute la population, comment a-t-il fait pour se prendre les pieds dans le tapis ? De deux façons : par une crise énergie-climat et par une crise alimentation-santé.

La crise énergie-climat est au Nord la plus connue. On a produit l'énergie, pendant tout le XXe siècle, essentiellement à partir de trois sources : les énergies fossiles, le nucléaire et la biomasse.

D’abord, les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz), accumulées dans le sol, énergies non renouvelables qui commencent à s'épuiser, et qu'on va aujourd’hui extraire dans des conditions abominablement dangereuses (le pétrole off shore, le gaz de schiste, les sables bitumineux). J'en viens pourtant à regretter qu’elles ne s'épuisent pas plus vite car, quand on les brûle, les gaz de combustion, qui sont des « gaz à effet de serre », modifient le climat. En 1992, à la Conférence de Rio, on se gargarisait de phrases du genre : « au nom de la défense des générations futures nous devons prendre nos responsabilités…» Ça y est, nous sommes maintenant « les générations futures », car malheureusement le temps passe... Et c'est maintenant la succession d'énormes tempêtes, qui en France, en 1999, ont couché le tiers de la forêt et des pylônes électriques, la succession des terribles canicules, comme celle de 2003 qui, en France, en 3 jours a tué 15 000 personnes, la succession des sécheresses et des incendies, qui ont fait partir en fumée l'Australie en 2006, l'Ukraine et la Russie en 2010. Aujourd'hui, le changement climatique, ce n'est pas une menace, c'est le présent, c'est ce avec quoi nous devons penser la possibilité de nourrir la planète. Et je débouche immédiatement sur l'autre crise : la crise alimentation-santé.

La crise alimentation-santé vient du fait que le « carré » mondial sur lequel on produit les aliments se restreint, à cause justement de ces incendies, à cause des changements climatiques provoqués par la crise énergétique. Mais également du fait que, aux quatre coins de ce carré, se disputent quatre usages différents du sol rural (et je ne mentionne même pas qu'il est dévoré progressivement par le sol urbain). Un coin pour nourrir les humains, un coin pour nourrir le bétail, un coin pour nourrir les machines et un coin qu'il faut bien garder pour préserver la biodiversité. Car la biodiversité est notre système immunitaire, c'est là qu'il y a des réserves de gènes inconnus, à partir desquels toute la pharmacopée, même artificielle, s'est développée et se développera encore.

Entre ces quatre coins, le libéralisme productiviste des années 1980-2010 a irresponsablement élargi deux des parts, celle du bétail et celle des machines. Au détriment de qui ? Évidemment de la biodiversité et des humains. C'est un point extrêmement important, qu'il faut bien comprendre : quand vous avez, ne serait-ce qu'un dixième de la population chinoise et de la population indienne qui abandonne son menu traditionnel (des légumineuses avec un peu de viande autour) et qui adopte le menu nord-américain (de la viande avec quelques légumes autour), cela prend de la place sur la planète. Car il faut dix fois plus d'espace pour produire la même quantité de protéines sous forme animale que sous forme végétale.

Quand vous voyez, dans les documentaires, les bulldozers qui rasent l'Amazonie pour produire du soja ou du maïs à bétail, afin de nourrir l’élevage hors-sol pour l’Europe, la Chine, l’Inde, quand vous voyez les bateaux géants qui drainent sur les cotes du Pérou ces anchois pour faire de la farine de poisson, qui va entretenir en protéines le bétail chinois ou indien, vous comprenez bien qu'il reste beaucoup moins de place pour les humains, pour ceux qui se nourrissent directement de légumes, de légumineuses et de céréales.

Cette dramatique compétition éclate en scandale en 2007, alors même qu'il ne se produit pas d’accident climatique spécial dans les pays les moins avancés. Mais le prix des denrées alimentaires, comme celui des énergies fossiles, s’envolent sur les marchés mondiaux. Pour la première fois, la FAO annonce que, sur les 7 milliards de Terriens, 1 milliard de personnes sont en situation de sous-alimentation. Chaque 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim sur cette planète. Bien entendu, la crise ultérieure n'a rien arrangé ; l'année 2011 est restée celle la plus chère de l'histoire de la statistique mondiale pour les prix alimentaires. Et tandis que s’étend la disette au Sud, l’alimentation industrielle , la « malbouffe », s’étend au Nord, provoquant une grave crise sanitaire qui fait déjà décroître l’espérance de vie dans les couches populaires des pays développés.

Voilà la double crise que nous devons affronter, que Rio 2012 devrait affronter. Malheureusement, comme vous le savez déjà, les multinationales, les forces du modèle 1980/2010, celles qui ont détruit la planète, ont déjà préempté le résultat du Sommet de la Terre de 2012. Mais, je peux vous le dire, elles ne l'emporteront pas au paradis !

Pourquoi ?

Parce qu'aujourd’hui leur crise est ouverte. L'explosion du prix des aliments et du prix de l'énergie a provoqué, en 2007-2008 aux États-Unis, la crise des subprimes. Les ménages salariés américains, appauvris par le libéralisme (ils ont connu 30 ans de croissance économique sans croissance du salaire), ont dû choisir entre manger, eux et leurs enfants, se déplacer, ne serait-ce que pour aller travailler, et finir de payer les traites de leur logement. J’étais à l'époque shadow-rapporteur au Parlement européen pour la réglementation des agences de notation. Elles venaient s'excuser auprès de moi, disant qu'elles n'avaient pas vu monter cette crise des subprimes, car d'habitude les ménages, quand ils ont du mal à rembourser un prêt, revendent d'abord leur voiture plutôt que leur maison. Sauf que là, on avait affaire à des salariés pauvres qui ont besoin de leur voiture, certes pourrie, mais qui leur sert à aller travailler et dans laquelle ils peuvent dormir, pour gagner de quoi se nourrir alors que les prix augmentent. Et ceux-là ont choisi de garder la voiture et d'abandonner leur maison : 30 millions de logements mis sur le marché en 18 mois. Les banques qui leur avaient prêté ont fait faillite, et comme elles avaient dispersé les titres de ces emprunts hypothécaires à travers le monde entier, c'est l'ensemble du système financier mondial qui s'est effondré. Les États, se souvenant alors des leçons de Keynes, ont volé à leur secours. Et deux ans après, les banques qui ont survécu se retournent vers les États qui les ont sauvées : « Mais… vous êtes endettés !? Donc nous allons augmenter vos taux d'intérêt ! »

Ce n'est qu'un début. Nous n’en sommes qu’au deuxième ou troisième round de cette crise, qui est appelée à durer très longtemps.

Eh bien : non seulement l'Humanité a les moyens de répondre à la double crise écologique, mais la réponse à cette crise est une réponse à la crise économique. Je vais tâcher de vous en convaincre.

La crise énergie-climat, d’abord. Ce n'est pas en essayant de gratter les derniers hydrocarbures qui se cachent dans les dernières bulles des dernières feuilles de schiste, ce n'est pas en cherchant les derniers fiouls lourds qui se cachent entre les sables de l’Alberta. Car non seulement c'est de plus en plus cher, mais c'est de plus en plus polluant. Cela même qu’on devrait fuir (les énergies fossiles), certains proposent aujourd'hui de dépenser encore plus d'argent pour les brûler…

Évidemment, il y a le nucléaire ! On avait presque oublié Tchernobyl, on a eu Fukushima. Dans le pays le plus technologique, le plus réglé par des normes sociales, le mieux organisé : Japan Incorporated ! C’est là que trois réacteurs viennent d'exploser. Ça a douché tout le monde. La plupart des pays (sauf la Chine, la France…) abandonnent aujourd'hui le nucléaire.

Alors on se retourne vers les sources les plus classiques : tout simplement, comme avec le bois de feu il y a 700 000 ans, vers les plantes qui captent l'énergie solaire et peuvent restituer cette énergie. Mais attention, on vient de le voir, les agrocarburants ont été coresponsables de l’envolée du prix des aliments de 2005 à aujourd’hui, Mais les actuels agrocarburants ne sont pas le dernier mot. À Stockholm, capitale de la Suède, les trains marchent avec le biogaz produit par les ordures ménagères, comme les bus de Lille (quatrième métropole de France). De tout le surcroît annuel de la pousse de la végétation, qui ne se sert pas à nourrir l'humanité, il est possible de tirer de l'énergie. Avec la fermentation de la lignine, on aura la possibilité de méthaniser même le bois, en séparant les matières organiques-énergie et les matières organiques azotées qui peuvent servir d'engrais.

Ce n’est pas la seule manière de capter l’énergie solaire, l’énergie infiniment renouvelable. Il y a l’éolien, l’hydraulique, le photovoltaïque, le chauffage solaire… Mais il faut d’abord se poser la question : avons-nous besoin de toute cette énergie ? Non, en réalité, on peut, du moins en France, en économiser environ deux tiers. Il y a un tiers pour ce qu'on appelle la sobriété : on n’a pas besoin de consommer toute cette énergie. Il y a un deuxième tiers qu'on appelle l'efficacité : on peut consommer moins d’énergie pour le même résultat.

Seule la sobriété ne coûte rien. Que l’on investisse dans l’efficacité ou dans la production d’énergie renouvelable, cela coûte. Et cela signifie… que cela crée des emplois. Des exemples ?

Au niveau des transports : prendre les transports en commun, cela crée des emplois. Pour l'Union européenne, la Confédération européenne des syndicats (CES) évalue qu’un programme visant à diminuer la production de gaz à effet de serre de 30% d’ici 2020 entraînera 4,5 millions d'emplois en moins dans la production de voitures individuelles, mais 8 millions d'emplois en plus dans la production de transports en commun, soit donc la création, nette, de 3,5 millions d'emplois ! Parce que les transports en commun sont plus compliqués à fabriquer, qu’ensuite il faut installer des sites propres, enfin il faut les conduire et surveiller, même s'ils sont automatiques. De même, au niveau des bâtiments, relancer le bois-construction, plus isolant, consomme beaucoup moins d'énergie que le béton, mais crée plus d’emplois. Au total, la CES évalue que l’objectif « -30 % », c'est 11 millions d'emplois en plus pour l'Union européenne que si l’on prolongeait le même modèle.

Invariablement, branche par branche, on constate que le « développement soutenable » (c’est-à-dire satisfaisant les besoins de cette génération, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs), crée, pour un engagement inférieur de capital initial, plus d'emplois que les méthodes actuelles. Il y a une sorte de substitution technique entre la nature et le travail humain.

Même chose, du côté de la crise alimentaire. Si l’on essaie de se passer des OGM, des pesticides, si l’on revient à une agriculture biologique et si en plus c'est une agriculture biologique maraîchère, avec beaucoup plus de légumineuses, et si enfin on reconstitue l’autonomie alimentaire région par région,  on estime qu'il faut 40 à 50% d'emplois agricoles en plus.

Ainsi donc, quand on affronte la double crise écologique, on contribue à résoudre la crise économique. Mais  comment financer cette « transition écologique »  ?

Eh bien d’abord, si l’Humanité, ou un simple pays, choisit la transition écologique, il y a bien d'autres choses qu'on ne fera plus, et qu’il n’y aura plus à financer. En Europe comme au Québec, nous avons des méthodes pour financer les investissements d’avenir. La BEI (Banque européenne d'investissement) peut soutenir les mêmes greens bonds qu'Obama. Je détaille dans mon livre, Green Deal, comment on peut financer la transition verte. À ceux qui nous disent « Comment financeriez-vous tout ça ? » nous répondons en France : « Vous voulez dépenser 760 milliards d'euros pour prolonger de 10 ans la vie de nos centrales nucléaires. C'est à peu près la somme qu’il nous faut pour la transition écologique ! » Ce n'est pas vraiment un problème spécial. Il nous faut simplement une révolution psychologique.

Car pour finir, de quelle révolution psychologique avons-nous besoin  ?

La principale révolution psychologique est de comprendre que notre bonheur dépend du bonheur des autres. C'est ce qui oppose l'idéologie libérale à l'idéologie écologiste. Dans le modèle fondamental mathématique de l'économie libérale, il y a no bridge, il n'y a pas de pont entre la satisfaction de l'individu et celle de la communauté, et nous devons maximiser la satisfaction des individus. Ce qu'on oublie, c'est que dans le bonheur de vivre, une partie importante dépend des autres, et même une partie importante de notre bonheur dépend du bonheur des autres. Je crois que c'est cela que nous enseigne fondamentalement l'écologie politique.

La traduction, en économie, de cette vérité psychologique (qui n'avait d’ailleurs pas échappé à Adam Smith), c'est que nous avons besoin d'une économie « communautaire ». Un très beau mot. Il vient du mot latin munus qui veut dire la charge et le don : on vous donne quelque chose mais vous avez une responsabilité. Mot d'où sont venus munificence (faire des cadeaux à la communauté), communisme, municipalité…

Les territoires, les associations de citoyens sur la base du territoire, les collectivités locales, vont avoir un rôle essentiel dans cette conversion écologique. Mais aussi l'économie sociale et solidaire : une façon démocratique, associative, coopérative de produire, où une personne pèse une voix, où l'excédent d'exploitation est réutilisé dans le but même de l'association. Et le but même de l'association est « solidaire », c'est-à-dire qu’on produit certes pour des usagers, mais on sait très bien que, de cette façon de produire, émane un halo de bienfaits pour la communauté. Et ces bienfaits ne peuvent pas être rémunérés par des rapports marchands, parce qu'ils sont insaisissables.

Vous, l’économie sociale et solidaire, créez ce que le grand anthropologue Karl Polanyi appelait de la réciprocité. C'est-à-dire : non pas l'échange (« je te donne pour que tu me donnes ») ni la redistribution (« je donne à l’État pour qu’il donne à tous »). Dans la réciprocité : « Je donne à la communauté sans rien demander immédiatement parce que j'attends d'elle que, quand j'en aurai besoin, elle me donnera. » L’économie sociale et solidaire est la seule qui soit congruente avec la logique même de la création des biens communs, de l'entretien des biens communs que sont notre environnement, notre planète, notre localité.

Mais plus que cela encore. Parce que le but principal et les principes de fonctionnement de l’économie sociale et solidaire la portent à « s'occuper les uns des autres », elle constitue la réponse à une crise beaucoup plus profonde dont je n'ai pas du tout parlé : la crise de l'individuation. Nous avons gagné contre l'Église, contre la Famille, contre la Tribu, le droit d'être des individus libres et responsables, et nous n’y renoncerons plus jamais. Mais nous le payons terriblement, en termes de solitude, de peur des autres, quand vient la baisse de nos capacités, quand vient la vieillesse…

Et je crois très profondément que l’économie sociale et solidaire est aussi la réponse à cette crise-là, parce qu'elle est fondée sur la recherche, dès le XIXe siècle en France par exemple, de quelque chose d'autre, qui remplirait les fonctions de la tribu, de la famille, de l'Église, mais sur la base d'une libre association et non pas sur la base de lois dictées par le patriarcat ou la crainte de l'Enfer.

Je crois que nous aurons en 2012, à Rio, à proclamer que nous avons une autre réponse que celle de confier la planète aux multinationales, que nous avons l'économie sociale et solidaire. Et nous pensons que seulement celle-ci nous mettra sur la route du bien-vivre, si nous comprenons bien, aussi, que Vivre, c'est aider à vivre.

Pour en savoir plus

Blogue d’Alain Lipietz

Le Devoir (2012), «Vers Rio 2012. Économie et environnement». Cahier spécial du 21 et 22 avril 2012. 10 pages.

Lipietz, A. (2009), Face à la crise : l’urgence écologiste. Paris, Ed. Textuel.

Lipietz, A. (2012), Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste. Paris, La Découverte.

 

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